Si tout est créé par une seule et même Conscience, alors il n'y a pas de Mal, car quel mal y a-t-il à se faire du mal ? Si des hommes tuent d'autres hommes, c'est un seul et même être qui se tue, qui est tué.
Si tout est contrôlé par une Cause unique, alors il n'y a pas de libre-arbitre individuel, et donc pas de responsabilité, et donc pas de morale.
Or, le Shaiva Dharma, ou Tantra, semble bien affirmer qu'il n'y a pas de responsabilité individuelle :
"Le Seigneur attache toutes les créatures par ce lien
qu'est la Création.
Présent dans le cœur de chacun,
il les incite selon le mérite ou le démérite."
Nishvâsatattvasamhita, Nayasûtra, 1, 89b-90a
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Autrement dit, c'est Dieu qui agit directement, car il est présent "au coeur" (hridi) de toutes les créatures qu'il "incite" (preraka) selon leur karma. Ce dernier aspect est ambigu dans ce verset, comme dans ses variantes présentes dans d'autres tantras. En effet, on peut comprendre que Shiva, Dieu, "incite" directement les actes bons et mauvais. Dans ce cas, il n'y aurait plus aucun libre-arbitre et donc, plus aucune morale.
Dans le Nayasûtra, les tattvas ou éléments du réel, sont décrits comme des forces qui lient les créatures. Par exemple, vidyâ est cette force obscure qui entrave les logiciens (tarkavâdin) qui manquent de sincérité (id. 1, 92). Mais, là aussi, on peut comprendre que leur manque de sincérité est causé par cette force divine de la science (limité, vidyâ), et que donc c'est Shiva qui, directement, raconte n'importe quoi. De même, l'attachement extrême entre parents est du à Mâyâ (id. 1, 93b-94a). Les individus ne sont que des marionnettes, ils ne peuvent donc être tenus pour responsables de leurs actes.
Pourtant, le tantra enchaîne sur des mises en gardes contre le nihilisme moral :
"Ceux qui disent qu'il n'y a pas de morale,
pas de paradis, rien d'immoral, pas d'enfer,
ceux-là meurent dans la souffrance,
ils ne gagnent pas la connaissance et la libération." 1, 94b-95
De même, qui vend "les Ecritures" sera punit, où encore si l'on enseigne à un non-initié, si l'on déforme l'enseignement, si l'on transgresse les engagements initiatiques (samaya), si l'on insulte ses frères et sœurs initiés, si l'on blasphème, si l'on insulte le maître, si l'on mange les restes des offrandes, si l'on mange ce qui a été touché par une femme pendant ses lunes, si l'on marche sur l'ombre d'un linga., si l'on abandonne un vœu avant la fin, etc.
Mais, encore une fois, si ces actes ou ces passions sont punies par des forces divines, elles semblent aussi être causées par des forces divines.
Plus loin, Shiva affirme qu'il crée "sans désir" (2, 5 na kâmatah). Mais la Déesse lui rétorque que l'on ne peut rien faire sans désir. Dieu répond qu'il agit, mais sans désir, à la manière du soleil qui brille par nature. La Déesse, Shakti, agit, elle, comme un aimant qui concentre la lumière du soleil et la rend efficace, capable de brûler. Cette lumière concentrée est le bindu, le point de lumière efficace, créatrice. Donc, Dieu ne crée pas directement. Dans cette théorie archaïque, Shiva et Shakti sont séparés, et Shiva n'agit pas, il reste sans désir, comme le Purusha du Sâmkhya.
Plus loin encore, Shiva revient sur le danger du nihilisme (2, 78b, 80b) :
"Qui se réjouit de faire souffrir les créatures,
dans le vol, le mensonge et l'agression,
qui est trompeur et fauteur de troubles :
tout cela, c'est la mentalité immorale (adharma).
Qui croit qu'il n'y a ni moralité, ni immoralité,
qu'il n'y a ni paradis, ni enfer,
ne profère que mensonges,
sous l'effet de l'ignorance."
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La seule cause du mal est l'ignorance. Croire qu'il n'y a pas de mal est un mal et la cause d'autres maux. Mais tout cela prend racine dans l'ignorance, le mal fondamental. Et cette ignorance, c'est ne pas savoir qu'on ne sait pas, c'est ne pas savoir qu'il y a ignorance. Et l'ignorance est aussi l'absence de connaissance des différents niveaux du réel (les tattvas), ou une connaissance seulement partielle. On retrouve ici des idées proches de celles de gnostiques, à des périodes proches.
Comme on voit, la situation n'est pas claire : On affirme que la morale est nécessaire, mais en même temps on en sape les bases. Une telle configuration se retrouve dans d'autres traditions indiennes, comme le Vedânta ou le bouddhisme Mahâyâna. Il n'y a pas vraiment de solution, seulement des célébrations du paradoxe. Le Bien suprême est de réaliser qu'il n'y a ni bien, ni mal. Mais, en même temps, il fait faire le bien et éviter le mal.
Dans le shivaïsme du Cachemire, ces points vont devenir bien plus subtils et sophistiqués. Mais, fondamentalement, rien ne change. Et un moraliste comme Kshemendra va dépeindre maints tântrikas comme des dépravés qui justifient leur turpitude par l'idée qu'il n'y a ni bien ni mal. Sauf que, bien évidemment, ils cherchent leur bien égoïste à eux, quand cela les arrange.
A ce jour, on n'a toujours pas trouvé la solution à ce problème.