Quand chaque mot fait monde
Mais au bout du compte – de tous ces contes… à rêver debout – on s’attend à ce qu’il nous lance la prodigieuse boutade de Lacan : c’est du français que j’vous cause, pas du chagrin j’espère, faisant ainsi résonner, en les agitant sans ménagement, les tôles engourdies de nos certitudes.
Ainsi, chaque poème est un navire qui ne cesse de virer de bord et fait chavirer les perspectives, chaque strophe est un caillou jeté dans la mare du réel le plus prosaïque, et les ondes produites font vibrer le tréfonds de notre sensibilité aux choses simples. Des rencontres, des images, des objets, des sentiments, des lieux, des situations, des réflexions, s’enchainent dans une farandole belle « comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ». Car il y aurait du surréalisme dans cette manière de puzzle qui ose la cohabitation, par exemple d’un jarret de porc avec le sang de ton sexe. Et pourquoi pas plutôt une sorte de multiréalismes, à la sauce nonsensique anglo-saxonne façon Glen Baxter ?
Rien de gratuit, néanmoins, dans cette manière de tout poétiser, chaque vers, chaque mot étant la manivelle d’un pédalier qui, s’il s’immobilisait, ferait choir le divin cycliste que devient le lecteur opiniâtre ; sans pour autant chercher une quelconque fin d’étape : il n’y a pas de fin à ce qui n’a pas de commencement : on pédale, et c’est du temps infiniment présent que produit la turbine du poème.
J’avais beau faire des efforts / tenter de changer ma nature / je ne parvenais jamais / à tirer des conclusions. Alors ne tentez pas d’en tirer, vous, des conclusions, sachez seulement vous écouter (Je parle mais ce n’est pas ma voix que j’entends) car c’est la voix de chaque lecteur qu’exhale la bouche du poème.
que je mente ou dise la vérité / je reste toujours l’imposteur : Guillaume Decourt serait-il poète comme par inadvertance ? ou par défaut ? ou « par la force des mots notre main sur les choses » (1) ? à ce point de ma vie d’homme / je sais que je me suis trompé / ce n’était pas à droite / mais à gauche qu’il fallait prendre. Ce pourquoi, sans doute, il chevauche les lieux à la recherche de sa trace, comme s’il répondait à l’injonction d’aller voir là-bas s’il y est. Et, ô miracle ! il y est d’autant qu’il semble n’en être jamais revenu : ma force est partie faire du tourisme / dans un pays sans intérêt - son humour pouvant se révéler aussi scalpel que celui d’un Thomas Bernhardt.
Comme dans les proses du sublime autrichien, la beauté surgit à chaque coin de vers, quand on ne s’y attend pas. Je tiens par exemple le poème 39. Boudoir pour plus intensément beau que l’Amour fou d’André Breton : Ma patiente française ma chance simple / mon martinet ma douce ma croupière / mon cheval mon impair mon manque / ma steppe ma vastitude etc., etc., etc.
Lire ces poèmes comme regarder une peinture de Seurat, de tout près on ne voit que les points multicolores des mots, prenons recul : apparait la texture d’un monde inattendu qui habille le regard – lui-même renouvelé : Hier j’ai répété le mot rasoir / et le mot miroir un certain nombre de fois / en me regardant tenir le rasoir dans le miroir / je me sentais en paix avec le monde
Mais il en a fallu du déboussolement.
Marc Delouze
Guillaume Decourt, A 80 km de Monterey, Aethalidès éditions, 2021, 64 p., 16€
1. Vers extrait du premier poème de mon premier livre publié : Souvenirs de la Maison des Mots (1971).