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(Note de lecture), James Sacré, Figures de silences, par Gérard Cartier

Par Florence Trocmé


James Sacré  figures de silencesJames Sacré est à la tête d’une œuvre abondante, mais relativement discrète, dont la meilleure clef d’entrée est sans doute Figures qui bougent un peu (Poésie/Gallimard, 2016), qui reprend trois titres anciens échelonnés sur vingt ans. Ayant laissé passer le moment d’en parler, je me rattrape tardivement – mais les poètes échappent à la tyrannie de l’instant – avec ces nouvelles figures, qui condensent sa manière.
Les figures silencieuses de ce recueil, ce sont les masques des sociétés traditionnelles, amérindiennes ou africaines, collectionnés par l’auteur, intercesseurs d’un ordre caché, et les masques, artifices allégoriques et pantins de carnaval qui narguent un instant l’ordre social. Ce sont aussi, silencieux et parfois énigmatiques, les paysages du sud des États-Unis, du Maroc et d’Andalousie familiers à l’auteur (et à ses lecteurs), décrits non sur le motif, mais à partir de photos et de notes de voyage, ainsi que les souvenirs – ou plutôt leur spectre – de son village natal de Cougou, dans le bas Poitou, qui hante également la plupart de ses livres. Paysages très divers, donc, même si Sacré a une préférence manifeste pour les terres arides, assez souvent vides, réduits à des épures presque abstraites, faites de quelques formes élémentaires, pierres, arbres, herbe dure, maisons, montagnes, qui sont à la réalité géographique ce que les masques sont à la figure humaine.
C’est une poésie de la réalité objective qui, pour être immédiate, n’en est pas moins dotée, aux yeux qui la scrutent, d’une certaine opacité. James Sacré s’attache à cette matière muette, et aux circonstances qui l’ont vu naître, en des vers essentiellement descriptifs, avant d’en faire sourdre, d’un mouvement de pensée, ce qui n’est pas une leçon, ni même une idée clairement articulée, mais plutôt une interrogation, ordinairement sans réponse, ou ambiguë, ou encore un simple sentiment, fragile – une moue, dubitative ou négative : l’impuissance, l’impermanence, l’à-quoi-bon des entreprises humaines… –, sans jamais hausser le ton ni faire vibrer la voix. Les poèmes les plus attachants sont ceux où le passé remonte, où des émotions perdues s’incarnent, comme dans les variations sur le pays natal. Exemple :
Premier novembre la fête à tous les saints
Demain la fête aux défunts.
L’idée du vivant se mêle
À l’idée d’être mort. De quoi tu parles vraiment
À cause de rituels que le calendrier te rappelle ?
On oublie les saints, tout le fleuri du monde
Est soudain sur les tombes.
Raccourci comme on n’avait pas prévu
De la naissance ignorée à la mort inconnue.
L’écriture, calme et fluide, a l’allure d’une prose mesurée (dans l’un de ses récits buissonniers, Broussaille de prose et vers, Obsidiane, 2006, James Sacré s’était longuement interrogé sur les natures respectives de ces deux formes, sans conclure), découpée souvent par le sens (peu de rejets chez lui), en vers assez longs, avec un sens sûr du rythme.
Plusieurs séries de courts poèmes font contre-point à ces pages narratives. Ils interrogent leur propre surgissement, leur nécessité, leur sens et leurs effets. La réflexion sur l’écriture, les analogies que sa pratique appelle, qui furent la marque d’une génération de poètes – et qui sont aujourd’hui, il faut bien le dire, quelque peu convenues –, prennent chez James Sacré une dimension obsessive1. C’est une poésie minimaliste, au compas étroit, au vocabulaire réduit (écrire, silence, poème, paysage, et le verbe être), rarement elliptique, dite presque en silence : des variations sur un même thème – toujours un peu le même poème :
L’autre et le même, et pourtant pas :
À chaque emportement des mots
Un léger neuf, ou simplement
Qu’écrire est aussi du vivant :
Jamais deux fois pareil,
En plus un peu qu’on a
Le plaisir de s’y reconnaître.
Comme on remet du foin propre
À l’intérieur de sa galoche.
Ce qui fait la singularité de Sacré, c’est sa langue. Ses constructions surprennent. Une grammaire orale, des tournures fautives, d’essence populaire (« …carnaval / Que pourtant c’est personne / Sous la peau de l’ours… »), la suppression du « ne » dans les phrases négatives (Jude Stéfan, lui, supprimait le « pas »), un usage étrange du « si » :
   …vraiment si je crois que des mots
Pourraient mieux qu’un visage
Mieux que le vert dévalant d’un pré
Me tenir vivant dans le monde ?
etc. Feintes maladresses qui m’ont fait penser à cette anecdote rapportée par Seamus Heaney : retournant dans la ferme familiale, le futur prix Nobel s’attachait à mal prononcer les mots qu’il jugeait trop savants, afin de ne pas se démarquer de son milieu d’origine. Il y a de cela chez James Sacré, lui aussi d’origine paysanne. Mais on peut également y voir le désir de magnifier le parler populaire. Il y a enfin la volonté de raccourcir une langue qui nécessite, pour être claire, des articulations peu propices à la poésie. En tout cela, il fait œuvre.
Dans chaque poète, en tendant l’oreille, on entend d’autres poètes parler en sourdine. Qui, pour James Sacré ? À quelle constellation rattacher son étoile particulière ? Les constellations, on le sait, n’existent que dans l’œil du spectateur ; elles tracent pourtant dans le ciel des repères sans quoi la nuit ne serait qu’un chaos. Pour l’auteur de ces figures, dont la manière et les thèmes ont peu évolués depuis les premiers livres, c’est difficile à dire – marque certaine d’une singularité. Peut-être cela tient-il aussi à sa vision extrêmement, et même excessivement modeste de la poésie, semblable au travail obstiné du paysan qui répète des gestes qui ne le sauveront pas : « …demain / Faut tout recommencer, demain tu vas mourir. / C’est tout ce qu’on sait / Pour finir. »

Gérard Cartier
  
James Sacré, Figures de silences, Tarabuste, 2018, 158 p., 15€
1. Ces figures de style ne sont pas absentes des grands poèmes, James Sacré y revient avec constance, au point qu’elles ont pu être dites « presque invasives » (Antoine Emaz, préface à Figures qui bougent un peu). Ainsi, par exemple : « mon mois de septembre s’en va-t-y pas se perdre dans les mots sable, cailloux et couleurs d’aucune saison repérable ? ».


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