(Hommage) à Saadi Youssef (1934 - 13 juin 2021), par Habib Tengour

Par Florence Trocmé


En traduisant Saadi Youssef

Saadi Youssef vient de nous quitter ce 13 juin. La poésie arabe vient de perdre un des grands noms de son répertoire…
Aujourd’hui nous sommes grands mon cher petit bateau
les horizons se sont élargis jusqu’au bout du monde
et les cheveux blancs ont gagné les tempes et la raie mais
nous ne cessons de vouloir vivre
de traverser le fil jusqu’au bord qui bat
Ce fut d’abord par des chansons. J’avais retenu trois vers :
Les hommes ont le teint des vieux chevaux
Les livres tatars portent le sceau de la censure
Dans quel pays suis-je venu ?
Les Tatars avaient nourri mes rêves d’enfant, les yeux écarquillés devant l’écran du Cinélux. Plus tard, le souhait d’André Breton de voir les Tatars venir faire boire leurs chevaux dans le grand bassin du Luxembourg ne fit que raviver cette fascination. Je fus émerveillé qu’un poète arabe en fasse mention. Bien sûr, il ne s’agissait pas des mêmes Tatars, mais qu’importe… J’écrivais alors Sultan Galièv, j’ai utilisé les trois vers comme exergue. Je ne connaissais pas encore Saadi Youssef. Abdellatif Laâbi me le présenta, fin des années 80 ou peut-être début 90, c’était au salon du livre jeunesse à Montreuil, au bar bien achalandé où nous avions réglé son compte à une bouteille de whisky. Quelques années plus tard, en 1998, Farouk Merdem Bey me demanda de faire équipe avec lui pour traduire Saadi Youssef, il fit aussi appel à un autre binôme constitué de Abdellatif Laâbi et Jabbar Yassin Hussin. Le résultat fut l’anthologie exhaustive Loin du premier ciel publiée en 1999 aux éditions Actes Sud/Sindbad.
Pendant plus de six mois, je vécus avec l’enfant de Hamdan dormant « quand les palmiers s’endorment » et Lakhdar Benyoussef l’alter ego, un peu à la manière de Stratis le marin de Georges Seféris ou Plume de Henri Michaux, qui l’accompagna pendant son exil en Algérie, à Sidi Bel Abbès, dans les années 70, partageant avec lui « le café, le lait et le secret des longues nuits ». La traduction de Saadi Youssef m’obligea à considérer attentivement la prosodie classique pour « lui tordre le cou » sans la violenter car il s’agissait de montrer combien le poète, tout en maitrisant la métrique classique de la poésie arabe, la travaillait dans la modernité du temps en héritier novateur de Badr Chaker Sayyab et camarade de Nazim Hikmet et Pablo Neruda. Poète engagé, Saadi Youssef ne verse jamais dans le slogan politique, le discours idéologique, les clichés de la langue de bois. Et quand, en 1971 à Alger, dans Les confins de l’Afrique du Nord, il s’écrie :
Salut les morts salut les vivants
salut partisans soldats et paysans
salut ouvriers salut vous qui marchez sur l’eau
salut palmier qui n’a pas rassasié ses enfants
terre de fusils
de tombes
du cycle des choses
salut
Ces salutations, bien que fleurant l’air du temps, nous touchent par la profonde émotion qui s’en dégage et qui n’est pas dictée par quelque opportunisme du moment.
La poésie de Saadi Youssef est une parole qui a su conserver l’enchantement de l’enfance et la simplicité du dire qui unit les êtres au-delà des langues parlées. Poète lyrique, il ne sombre jamais dans la sentimentalité ni la rhétorique pompeuse, sachant toujours garder la mesure des mots justes :
étranges sont nos jours
mais je redeviendrai potier
et je reviendrai au jugement de l’argile et du feu
et l’oiseau dont les noms sont dans mes mains
combien de choses ai-je perdues
      combien de choses ai-je perdues
mais je reviens

Qu’il repose en paix…
Habib Tengour
Le Kremlin-Bicêtre, 21-22 juin 2021