En même temps que la vision de l'enfance comme faiblesse, dépendance et souffrance (voir le billet précédent), se fait jour au XVIIe siècle une vision plus positive qui met en avant l'innocence de l'enfant et la dévotion à Jésus enfant, dont nous est restée les expressions "Petit Jésus ! Doux Jésus !" Selon le Père Fleur (1662), on aime ce qui est doux. Or, quoi de plus doux que Jésus enfant ? L'imitation de Jésus devient imitation de l'enfance, et les défauts deviennent des qualités. La dépendance devient dépendance à la grâce, à Dieu. Entre mille exemples, Surin chante ceci :
"Comme un homme qui ne sait pasEncore bien dresser ses pas,
Je veux devant mon Dieu paraître,
et désormais aussi, devant lui je veux être
Un enfant sans soucis.'
Mais c'est avant tout Madame Guyon qui va faire de l'enfance la métaphore principale de la vie intérieure. Laïque, cette riche veuve va même créer un Ordre des Michelets, avec sa règle, dédiée l'enfant Jésus. Elle fait le vœu de pauvreté et celui de toujours adorer son "Petit Maître". Elle a un autel intime, avec une sorte de poupée en cire sur laquelle elle fixe des cœurs dorés - les âmes de ses disciples ou de ses "dirigés".
Ce groupe, qui comprend les plus hauts dignitaires de la court, pratique les vertus d'enfance, la simplicité, la spontanéité, l'absence de préméditation, la vie dans l'instant, et l'humour, le fait de ne pas se prendre au sérieux. Ainsi, chacun a son surnom. Fénelon est "bibi" et Madame Guyon est "maman téton". Elle écrit :
"Vous m'avez demandé longtempsLe portrait d'un petit enfant ;
Je m'en vais vous le faire :
Il est simple, il est dépendant,
Pauvre et dans la misère.
Son âme ne lui paraît rien ;
Il est dans le Souverain Bien,
Dans une mer profonde ;
Dieu lui sert d'appui, de soutien ;
Sa majesté l'inonde.
Il est transporté loin de soi,
Ne connait ni le mien, ni le moi ;
Une docte ignorance
Le conduit, sans savoir pourquoi,
A la petite enfance."
Elle préconise donc une voie de douceur, d'abandon : "Que vous dirai-je, sinon que vous soyez si petit que l'on ne vous voit plus ? Mais vous ne parviendrez pas à cela par des désirs angoisseux ; mais bien par le large, la joie et la liberté. Ne vous faites point un monstre de la perfection. Mon divin maître est doux et suave ; il ne violente rien. Soyez de même. Je vous défend d'être triste."
"Dieu ne demande rien d'extraordinaire, ni de trop difficile : au contraire, un procédé tout simple et enfantin lui plaît extrêmement."
Elle prône le silence sans effort :
"Je vous demande donc audience de cette sorte, de vouloir bien cesser toute autre action, et même autre prière que celle du silence. Lorsque l'on a une fois appris ce langage (plus propre aux enfants qu'aux hommes, qui l'ignorent d'ordinaire), on apprend à être en tout lieu sans espèces [= sans pensées] et sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent silence du Verbe [= le "je suis"] dans l'âme, mais même avec ceux qui sont consommés en lui. (...) Tout autre langage vous paraîtra impur et superflu, lorsque vous aurez appris celui-là ; mais que l'on apprend tard."
Elle demande à Fénelon, ce prince de l'Eglise, de se faire enfant, ce qui n'est pas sans rappeler l'enfance dans le taoïsme :
"Oubliez donc, je vous en conjure, tout ce qui est de l'homme fait, pour devenir un enfant nouvellement né, car c'est uniquement ce que mon maître veut de vous ; et comme le petit enfant ne prend aucun soin ni soucis de soi-même, il faut que vous vous oubliez entièrement, et que vous perdiez même un je-ne-sais-quoi dans les choses lorsqu'on vous le dit, qui est ; je ne veux que la volonté de Dieu. Un enfant ne sait pas s'il ne veut que cela : il laisse faire de lui tout ce que l'on veut. Il ne sait pas même raisonner sur ce que l'on veut et que l'on fait de lui. Si cet enfant tombe, il ne se relève que lorsqu'on le lève. S'il est sale, il ne peut se nettoyer lui-même. Il n'a plus d'yeux pour pouvoir discerner. Il n'a nulle crainte, ni aucune peine. C'est donc là ce que Dieu veut à présent de vous."
Bien évidemment, on a soupçonné la relation entre Guyon et Fénelon était plus que spirituelle. Il faut dire que, dans une correspondance secrète, Guyon raconte ce rêve à Fénelon. Enlacés, ils y glissent du sommet d'une montagne vers une vallée , semblable aux ondes de la mer : "Nous nous retrouvâmes dans une chambre... Je vivais avec vous avec une grande liberté et simplicité, et je vous disais : la liberté que vous me donnez de vous appeler mon enfant me contente et m'ôte une êne que j'avais encore avec vous. Vous demandâtes à manger, car il y avait, disiez-vous, longtemps que vous n'aviez pris de nourriture, et durant que vous en fûtes guérit, nous jouions ensemble comme des petits enfants. Cette simplicité nous donnait beaucoup de contentement, et à moi une extrême joie." (Correspondance secrète, Lettre 61).
Fénelon suit ses conseils et ils décrit ainsi son expérience : "Cette langueur universelle jointe à l'abandon, qui me fait accepter tout et qui m'empêche de rien rechercher, ne laisse pas de m'abattre, et je sens que j'ai quelque fois besoin de donner à mes sens quelque amusement pour m'égayer. Aussi le fais-je simplement, mais bien mieux quand je suis seul que quand je suis avec mes meilleurs amis. Quand je suis seul, je joue quelque fois comme un petit enfant, même en faisant oraison. Il m'arrive quelque fois de sauter et de rire tout seul, comme un fou dans ma chambre."
Madame Guyon est ainsi intéressée par les contes et fables, qu'elle essaie parfois de réécrire dans un sens spirituel. Elle est particulièrement touchée par Peau-d'Âne et par une version française du conte de Griselda de Boccace.
Cependant, l'essentiel reste l'abandon sans effort au divin, sans savoir comment.