Stefan Zweig, rêveur éveillé
Ce n’est pas sans doute pas le domaine où il a excellé, malgré son vœu profond d’être un poète. Toutefois il était nécessaire de pouvoir en juger, et c’est chose faite avec la parution de La Vie d’un poète aux éditions Arfuyen. Comme toujours chez Arfuyen, c’est intelligemment agencé, bilingue, avec une alternance de poèmes et de petits récits critiques en prose, une préface conséquente, et une vraie notice biographique. On ne dira jamais assez combien c’est indispensable pour toute poésie étrangère.
La traduction est de Marie-Thérèse Kieffer.
Ce qu’aime Zweig plus que tout, dans la poésie, c’est le moment dit de l’« inspiration », quand ça monte, quand ça commence à chanter. Oui nous travaillons beaucoup mais parfois nous sommes juste saisis, juste à l’écoute de quelque chose que l’on sent arriver, presque rien. Il faut alors, comme l’explique Gérard Pfister dans sa préface, tout en étant là le moins présent à soi, ne pas se laisser prendre par le feu, maîtriser le « daïmon ».
Zweig, lui, a cédé à l’immense succès de ses livres, à la machine infernale des manuscrits à rendre, ce dont il se plaignait beaucoup. De ce fait, il renonce en quelque sorte à l’attention au petit chant qui commence, à la poésie et c’est peut-être, qui sait, ce que son rêve (voir plus loin) lui rappelle cruellement. Au fond, de façon très touchante, il sait qu’il cède.
Ses deux maîtres, Hofmannsthal et Rilke, eux, n’ont pas cédé.
N’oublions pas non plus la guerre de 1914 qui a ravagé les corps comme les esprits. Zweig, hypersensible, n’y a pas échappé, comme on peut le lire dans le poème Polyphème (1917). On sait qu’il ne supportera pas la seconde guerre et se donnera la mort avec sa femme, sur le modèle de Kleist et Henriette Vogel.
Les petites proses sont comme des pensées adressées à ses poètes préférés, cités plus hauts mais aussi à Verhaeren, de plus un ami proche. Zweig sait qu’il n’est pas poétiquement à leur hauteur et ne cache pas son émouvante et grande admiration à leur égard.
Les poèmes du début du XXème sont sur un modèle un peu sentimental, usant des clichés du moment : « du rivage j’entends les cloches / par dessus des landes sonner ». (Île silencieuse, Bretagne).
Ou « Dans ton cœur résonne comme une nostalgie, /et pourtant il voit cette ville pour la première fois, /pour la première fois cette noire silhouette, /qui se voile de larmes dans le pâle rayon de lune. » (Ville au bord du lac, Constance)
Mais peu à peu apparaissent d’autres thèmes, dans « La question », par exemple : « … tout est chemin, et nulle part le seuil ». L’instabilité du monde comme l’instabilité intérieure sont au travail…
Les thèmes du voyage, des nuages ou de l’Orient restent présents, comme souvent à cette époque. Mais la guerre les balaiera, « gueule bestiale, épaisse et large » (Polyphème).
On pourrait résumer ce livre à une quête de soi, à travers les préceptes de Montaigne auquel Zweig consacre un chapitre. La belle et profonde simplicité de Montaigne lui donne des exemples à suivre, entre autres ceci :
« La plus grande chose au monde est de savoir être à soi », c’est-à-dire ne pas s’offrir de divertissement et n’être esclave de rien, c’est aussi, le reconnaît-il, la chose la plus difficile, et ceci : « que sais-je ? », son épitaphe, qui sous entend : je ne sais pas grand-chose, voire rien. Il faut certes tenir compte des passions humaines et d’ailleurs, les vivre, mais librement. Etre soi commence par : être à soi.
Suivent alors les deux vrais poèmes, les plus beaux, du livre, plein d’angoisse, où l’être s’avère complètement à découvert devant lui-même :
« Ce que tu penses est étranger en toi /étranger ton visage te fixe dans le miroi r/et tu frissonnes tu ne sais plus qui tu es, / tu n’as plus rien et ta maison t’est étrangère et te menaces » (Fuite dans le soir).
Comme dépossédé de lui, ou figure dédoublée se regardant, la figure d’un dormeur raconte Ballade sur un rêve, qui date de 1923. L’effroi qui le saisit est à la mesure de l’enjeu : une imposture dévoilée, une sorte de Dorian Gray :
« … mon dos s’est cassé comme du bois mort, /mais toujours plus aiguë, plus claire retentissait ,/rapidement démultipliée par l’écho ,/cette parole qui me rendait à la pire misère. /Déjà les forêts les gens le savaient : /« On t’a reconnu ! On t’a reconnu ! ».
Ainsi sur dix pages. La fuite est impossible. La nature, les êtres, tout sait qu’il y a un menteur, « lâche et nu ». Le réveil va libérer le dormeur de ce cauchemar : « il n’y avait que le mur, vide et clair, /aucune inscription, aucune, n’y brûlait, /et personne ne me connaissait, personne ! (…) Oh, grâce, Oh, bonheur, Oh, espoir ! / On ne me connaît pas ! On ne me connaît pas ! Mon secret le plus intime, mon être ultime /N’appartient qu’à moi, à moi seul : /ce que cette nuit a fait apparaître en moi, /seul un rêve le sait, mais pas le monde. »
De ce rêve qui fait apparaître un pauvre moi émerge la vérité : un pauvre moi qui fait ce qu’il peut, « lâche et nu ». L’angoisse « existentielle » qui rôde depuis au moins Baudelaire dans la poésie moderne est ici inéluctable. Le dormeur se réveille, rit de son rêve et a « repris le travail quotidien ».
Oui, mais la prochaine nuit ?
De ce point de vue, le vingtième siècle est ouvert.
Isabelle Baladine Howald
Stefan Zweig, La Vie d’un poète, traduction Marie-Thérèse Kieffer, préface Gérard Pfister, Arfuyen, 2021, 186 p., 17€