Long poème qui s’inspire, plutôt indirectement – il n’y a aucune évocation précise des grands hymnes religieux – de l’œuvre d’Enheduanna, fille du roi Sargon d’Akkad, prêtresse sumérienne de la ville d’Ur au XXIII siècle avant J.C., et poète dont l’œuvre s’identifie comme la plus ancienne connue. Le poème de Denise Le Dantec offre un splendide déluge de paroles et il me semble que je ne peux faire mieux que d’en citer la première page, tout en soulignant qu’il faudrait l’imaginer avec toute la force de ses blancs et autres espacements : ‘Beau temps sur la planète / Une poudre d’étoiles dans le noir de l’univers / un chemin vert // Un homme marche au soleil (la pluie est un rêve) // c’est ta bouche… l’eau de ta voix… // (j’habite un songe) // …J’ouvre la fenêtre… la parole s’envole le mot etcetera / des nuages d’ozone flottent sur la jachère céleste / une mousse d’émeraude / des écailles de hareng / tout est argent / les œufs au thé… la liqueur barbabaro ( / 3 peupliers… un cheval (( // EN-HEDU-ANNA / 1 ligne fragmentée / 2 lignes manquantes / 4 lignes fragmentées / (ici s’interrompt la forêt ombreuse) / « YOUR PRINCESS IS ON THE PURE HORIZON »’.
Voici le poème d’une energeia ruisselante, débordante, le poème d’une cérémonie de la totalité de ce qui est, ce que nous considérons comme ses dehors et, surtout, ce qui surgit d’une conscience subjective, spontanément allumée, multivocale, site de rêverie, de mémoire, moteur de sens, mais de sens irréductible, elliptique, parataxique, foisonnant, librement musicalisé, dansant au cœur de ses infinies éclosions et floraisons que caressent si délicatement les dessins de Liliane Giraudon. ‘Mangeuse de mots’ à son tour, Denise Le Dantec, poète du Tao, d’un poïein coulant ‘dans le lit du poème’, comme disait Michel Deguy, de son sens fluvial, charroyant le bien et le mal, l’exaltant et le troublant, tout le sacré qui, innommé, porte tous les noms dont l’humain le couronne, plongé dans le sein de son inconnaissance. Le flagrant et l’obscur fusionnent, tout comme le mortel et l’intemporel, l’hypercontemporain et le fabuleux. Quelque part se fonde une poétique de la femme, de l’amour qui reste possible au sein même de tout ce qui semble le refuser, amour à jamais à faire au milieu de cette multitude de voix dramatisées que génère la ritualité d’Enheduanna. Voici le poème de celle qui, comme Brodsky, persiste à veiller ‘à la fenêtre de l’univers’ où ‘vivre est une feuille dépliée les étoiles [étant] dans les plis’, où le rythme des constats et pénétrations d’un esprit exemplairement disponible témoigne d’une surprise après l’autre au cœur de l’incessant surgissement ontique et scriptural.
Un très beau poème ne fuyant jamais ce torrent des choses et signes qui sont, qui assaille, excite et agrandit la conscience d’une des grandes poètes de notre temps.
Michaël Bishop
Denise Le Dantec, Enheduanna. La femme qui mange les mots, Atelier de l’agneau, 2021, 31 pages, 20 euros.
Extrait d’Enheduanna :
L’UNIVERS RESSEMBLE À UN CORPS
Nous avons fait l’amour
sur un drap de soie Ti sur les berges du Loing sur des
sentiers ronds sur des cartons étoilés sur des planches
sur des matelas d’aromates sur une boucle de la Seine
sur des planètes à fleurs sur le labyrinthe sans murs sur
des lacs ondoyants sur ce qui tangue sur des choses toutes
petites sur des champs de bataille sur la main du vent
sur les coquelicots sur les 29 noms de la Nuit sur une
hauteur de pluie sur ce qu’on ne peut pas compter sur
des chuchotements sur l’oreille du Temps sur une mer
oubliée sur des fleurs jaunes sur des grains de poussière
sur l’île des Cygnes sur l’âme des vents sur le corps massif
des vaches sur les pare-brises sur l’étang de l’Or sur les
toits des voitures sur les pierres d’empyrée sur les vagues
célestes sur les ailes des cigales sur les bosses des
chameaux sur des tas de vêtements sur les anneaux de
lunes sur des guirlandes d’oiseaux sur le silence des
sirènes
sur les phrases oubliées d’un livre qui se déchire sans
bruit de papier…