" Il ne sera plus perçu de rétribution scolaire dans les écoles primaires publiques, ni dans les salles d'asile publiques. Le prix de pension dans les écoles normales est supprimé. " (article 1er de la loi du 16 juin 1881 instituant la gratuité de l'enseignement primaire public).
Il y a exactement cent quarante ans, le 16 juin 1881, fut promulguée la première loi Jules Ferry sur l'enseignement. Jules Ferry était alors Président du Conseil et Ministre de l'Instruction publique et des Beaux-arts. Il avait une vision bien claire pour généraliser la scolarisation des enfants : la rendre obligatoire, mais pour cela, il fallait d'abord passer à l'étape préalable, la rendre gratuite. Parmi les autres signataires de la loi, le Président de la République Jules Grévy, l'un des rivaux politiques de Jules Ferry parmi les républicains modérés, et le Ministre de l'Intérieur et des Cultes Jean Constans.
L'adoption de cette loi n'a pas été une simple formalité et a été l'objet de vifs débats à la Chambre des Députés. Les opposants à cette loi considéraient qu'elle allait pénaliser l'école libre, c'est-à-dire l'enseignement privé catholique car l'école publique, devenue gratuite pour toutes les familles, allait faire de la concurrence déloyale et l'école libre manquerait alors de moyens. En revanche, ses partisans faisaient prévaloir l'humiliation des enfants qui bénéficiaient déjà de la gratuité en raison de la pauvreté de leur famille (c'était affiché dans les mairies), et rappelaient que la gratuité était le prérequis à l'obligation. La loi a été adoptée par 160 voix contre 94.
À l'origine, la République a souvent été monarchiste. Exprimé comme cela, cela peut surprendre mais c'est un peu vrai. La République, c'est l'universalisme et en particulier, le suffrage universel, au lieu du suffrage censitaire sous la monarchie constitutionnelle (c'est-à-dire, seuls ceux qui payaient des impôts pouvaient voter, du reste, cela peut se justifier car le principal sujet d'un gouvernement, c'est de récolter des recettes puis de les dépenser). Quand j'écris "suffrage universel", on doit évidemment comprendre ...uniquement pour les hommes, puisque le droit de vote des femmes n'est intervenu qu'en... je n'ose même pas l'écrire tant il a été tardif !
Or, que ce fût en 1848 ou en 1871, les premières élections législatives issues d'un suffrage universel après l'installation d'une république (la Deuxième et la Troisième ici), ont donné une large majorité monarchiste. C'était paradoxal, mais pas tant que cela : la France comptait une majorité de paysans souvent peu instruits et toujours très conservateurs. Ce fut le secteur industriel, avec le recrutement de nombreux ouvriers souvent exploités par des patrons avides de profits, et venus s'installer dans les villes, les faubourgs, qui furent le fer de lance du "progressisme", et la base du socialisme (à l'instar d'un Jean Jaurès, mais ce fut bien plus tard).
Les pères fondateurs de la Troisième République l'ont bien compris quand ils faisaient campagne dans les campagnes (sans jeu de mots), et Gambetta en particulier avait évidemment compris : pour que les citoyens puissent se déterminer, choisir leurs députés de manière pertinente, il faut qu'ils soient éclairés, c'est-à-dire instruits, capables de penser par eux-mêmes, capables d'avoir un esprit critique et se déterminer selon leur propre libre-arbitre.
Du reste, Gambetta avait proposé cette politique de l'école dès le 15 mai 1869 à Belleville (un quartier populaire de Paris) à l'occasion des élections législatives du 24 mai et 7 juin 1869 (les républicains ont remporté 30 sièges sur 383, mais les élections n'étaient pas "libres et sincères").
Par conséquent, au-delà de composante morale venue des Lumières de l'instruction pour tous, il y avait un objectif politique : plus les citoyens étaient instruits, plus la République serait pérenne. Et effectivement, c'est ce qui s'est passé au fil du siècle et demi de notre histoire républicaine. Il a fallu attendre la fin des années 1870 pour que les parlementaires républicains fussent majoritaires et confortassent ainsi la République par des lois essentielles.
Parmi elles, les lois sur l'école furent fondatrices. Il y a aussi la loi sur la liberté d'expression et de la presse, la loi sur les associations et la loi sur la laïcité le 9 décembre 1905. Cet étrange régime qui n'a jamais eu de Constitution a mis plus d'une génération (trente-cinq ans) pour parfaire son socle institutionnel (septembre 1870 à décembre 1905), qui nous sert encore aujourd'hui de référence, puisque la simple loi de séparation des Églises et de l'État est considérée aujourd'hui comme faisant partie du bloc de constitutionnalité lorsque le Conseil Constitutionnel examine la constitutionnalité d'une loi.
À cet égard, la loi du 16 juin 1881 qui a instauré la gratuité absolue de l'enseignement primaire a été un progrès sociétal majeur en permettant à tous les petits Français de recevoir une instruction minimale (savoir parler, lire, écrire et calculer) sans débourses un centime, du moins à l'école publique.
Jules Ferry, l'un des hommes politiques les plus contrastés de la Troisième République (car il était aussi l'homme de la politique coloniale de la France avec un objectif explicitement messianique, tandis que les Anglo-Saxons se contentaient d'objectifs économiques, ce qui leur a permis de s'adapter beaucoup plus facilement par la suite), est honoré d'un nom de rue ou d'un lieu-dit dans chaque commune de France pour son apport décisif sur le développement de la scolarisation de tous les enfants.
L'idée n'était pas nouvelle et c'était une idée qui datait de la Révolution qui a été mise en œuvre. C'était le mathématicien (et philosophe) Condorcet qui avait proposé un système d'enseignement laïque et mixte (garçons et filles) dans son "rapport et projet de décret sur l'organisation générale de l'instruction publique" en 1792 pour la Convention.
Mais la première loi sur l'enseignement a attendu encore une quarantaine d'années, avec la loi du 28 juin 1833, appelée loi Guizot du nom de François Guizot, le Ministre de l'Instruction publique de Louis-Philippe dans le premier gouvernement du maréchal Soult (il fut aussi un Président du Conseil par la suite). Cette loi encourageait la scolarisation des garçons et surtout, établissait pour cela, l'obligation, pour les communes de plus de 500 habitants, de disposer d'une école primaire. (Rappelons qu'à ce jour, une municipalité n'a que deux obligations majeures que l'État contrôle : avoir une école et un cimetière adaptés à la population de la commune, le reste des équipements comme un gymnase, une salle polyvalente, etc. est optionnel et fait partie des politiques municipales, mais pas des obligations).
La loi Falloux du 15 mars 1850 (du nom du Ministre de l'Instruction publique Alfred de Falloux) a complété la loi Guizot en obligeant les communes de plus de 800 habitants à disposer d'une école de filles.
L'encouragement de la scolarisation des garçons se faisait aussi avec des mesures sociales comme la gratuité pour les familles qui n'avaient pas les moyens de payer l'enseignement pour leurs enfants.
Un autre Ministre de l'Instruction publique, Victor Duruy, cette fois-ci de Napoléon III, a fait adopter la loi du 10 avril 1867 qui a obligé les communes de plus de 500 habitants à également construire des écoles pour les filles (d'où la dichotomie souvent d'école de filles et d'école de garçons à l'hôtel de ville) et les autorisait à lever un impôt communal pour permettre la gratuité absolue de l'enseignement primaire.
Comme on le voit, donc, la (première) loi de Jules Ferry n'est pas arrivée ex nihilo, mais après près d'une siècle de réflexions et aussi d'actions allant dans ce sens. En 1881, avant la première loi Jules Ferry, l'enseignement primaire était déjà gratuit dans 7 000 communes en ayant profité de la loi Duruy. Concrètement, avec divers systèmes de financement, entre 1837 et 1881, la part des écoliers bénéficiant de la gratuité de l'enseignement est passée de 32% à 66% (un tiers à deux tiers). La première loi Jules Ferry a gagné le dernier tiers.
La gratuité absolue de l'enseignement primaire, hors des particularités locales des communes, plaçait l'éducation sous l'autorité régalienne de l'État (au contraire de pays fédéraux comme l'Allemagne et les États-Unis) et était la première étape à la deuxième loi de Jules Ferry, la loi du 28 mars 1882 qui a instauré l'obligation de l'école pour les enfants de 6 à 13 ans.
Ces deux lois furent un progrès exceptionnel pour la France puisqu'en 1878, encore 600 000 enfants n'étaient pas scolarisés. Le progrès fut surtout pour les filles et pour les enfants des campagnes qui souvent, travaillaient plutôt à la ferme. Les parents étaient alors obligés d'envoyer leurs enfants à l'école primaire.
C'étaient les trois pôles de la politique scolaire de Jules Ferry : la gratuité, l'obligation, et le troisième, la laïcité (intégrée aussi dans la loi du 28 mars 1882), car à l'origine, l'enseignement était surtout assuré par l'Église catholique. Cela a placé la France dans une situation de "guerre scolaire" pendant une génération jusqu'au début des années 1920. Elle fut ensuite ranimée au début des années 1980.
L'enseignement religieux était alors remplacé par une instruction morale. Je peux le témoigner moi-même puisqu'un jour, quand j'étais adolescent et que j'aidais ma grand-mère à ranger son grenier, j'ai retrouvé un précieux manuel scolaire de mon arrière-arrière-grand-père (son grand-père) qui était professeur d'histoire-géographie (il était incollable sur les affluents des fleuves français, même les petits) et aussi professeur d'instruction morale. Dans ce manuel, il était par exemple décrit comment l'enfant, à la maison, devait faire s'il voulait prendre la parole pendant le déjeuner (en levant son doigt, etc.).
Cette laïcité établie en 1882 n'était alors pas anticléricale puisque la loi donnait un jour supplémentaire aux enfants, autre que le dimanche, pour aller à l'aumônerie et recevoir une instruction religieuse le cas échéant. La circulaire du 17 novembre 1883 précisait d'ailleurs : " L'instruction religieuse appartient aux familles et à l'Église, l'instruction morale à l'école. ". Une nouvelle déclinaison du fameux Redde Caesari quae sunt Caesaris, et quae sunt Dei Deo (Rends à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu), issu de l'Évangile selon saint Matthieu (parole de Jésus-Christ aux Pharisiens).
Ces lois Jules Ferry ont participé à ce que les enseignants fussent appelés (par Charles Péguy) les hussards de la République, ceux de la Troisième République. À l'instar de la conscription, l'école, ainsi "nationalisée", a contribué au sentiment d'appartenance nationale en unifiant les bagages intellectuels (une seule langue, une seule histoire, une seul géographie).
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (13 juin 2021)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
L'école publique gratuite de Jules Ferry.
La loi du 9 décembre 1905.
Émile Combes.
Henri Queuille.
Rosa Luxemburg.
La Commune de Paris.
Le Front populaire.
Le congrès de Tours.
Georges Mandel.
Les Accords de Munich.
Édouard Daladier.
Clemenceau.
150 ans de traditions républicaines françaises.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20210616-ecole-jules-ferry.html
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2021/06/11/39010707.html