Encore bien trop souvent présentée comme « la mère de Maurice Utrillo », « la compagne d’André Utter », « la modèle de Renoir, Lautrec,… », Suzanne Valadon est avant tout une artiste avant-gardiste, qui fit pleinement partie de la révolution moderne artistique du début du XXe siècle. J’ai choisi dans cet article de vous parler de seulement deux oeuvres qui selon moi, sont très représentatives de la femme et de l’artiste qu’était Valadon.
Suzanne Valadon, de son vrai nom Marie-Clémentine Valadon, nait de père inconnu le 23 septembre 1865 à Bessines-sur-Gartempe, un petit bourg rural du Limousin. Elle et sa mère partent ensuite pour Paris où cette dernière fait des ménages et exerce le métier de blanchisseuse. Adolescente, Suzanne enchaîne des petits boulots (dont celui de trapéziste) et décide vers l’âge de 16 ans de devenir modèle pour artiste, notamment pour des nus, ces prestations étant bien mieux payées.
C’est auprès de Puvis de Chavanne, Renoir, Lautrec, qu’en parfaite autodidacte elle se forme en observant leur façon de dessiner et de peindre. Suzanne est douée mais est peu soutenue par ses pairs masculins (à part Lautrec et Degas) qui dénigrent facilement ses premières productions dessinées. Elle passe ainsi peu à peu du statut de modèle passif à celui d’artiste, se tenant à présent derrière le chevalet pour exprimer son art et s’affirmer peu à peu en tant qu’artiste femme.
S’affirmer en tant qu’artiste et en tant que femme
En 1909, le fils de Suzanne, Maurice (qu’elle a eu en 1883 à l’âge de 18ans, de père inconnu) lui présente son ami, André Utter. André est grand, blond, bien bâti et âgé de 24 ans. Suzanne en a 20 de plus que lui mais… c’est le coup de foudre entre eux ! Alors que notre coquinette est mariée à un agent de change – Paul Mousis – depuis 1896, elle se met tranquillou en couple avec André.
Ce dernier, lui-même artiste, encourage Valadon à se consacrer davantage à la peinture, flairant un énorme potentiel. Suzanne l’écoute, met de côté sa pratique du dessin pour se consacrer à celle de la peinture, dévoilant un goût pour des couleurs chatoyantes, cernées de façon moderne par un trait noir. Suzanne aime peindre le nu et ses corps féminins sont vivants, »vrais », bien loin des représentations classiques et aseptisées qui peuplent encore les cimaises des Salons.
Assez vite, elle demande à André de poser pour elle et la température va monter d’un cran…
Quelques mois après leur rencontre, Suzanne décide de produire une version peu conventionnelle de la célébrissime scène tirée de la Bible, représentée des millions de fois en art : « Adam et Ève ». Traditionnellement, les artistes représentent le couple nus, et dissimulent leurs entrejambes à l’aide d’un feuillage, le plus souvent une feuille de vigne. Les corps sont toujours idéalisés, selon les canons esthétiques de chaque époque, et ces oeuvres ont une porté moralisatrice : regardez d’où tout est parti, tous les malheurs dont nous faisons aujourd’hui les frais, c’est parce qu’Ève a cédé à la tentation, cette saleté de bonne femme qui ne sait pas se tenir !
Adam et Eve, Lucas Cranach, 1528, huile sur panneau de bois, 172x63cm, Galerie des Offices, FlorenceEt bien Suzanne a choisi de se représenter elle-même sous les traits d’Ève, accompagné de son Adam qui n’est autre qu’André ! Il y a donc dans un premier temps, une volonté de désacralisation de la scène : ce ne sont plus des personnages fictifs mais des personnes bien réelles. De plus, les autoportraits féminins sont à ce moment là encore rares dans l’histoire de l’art. Car les femmes ayant eu officiellement accès en France à une formation artistique qu’en 1897, jusque là, l’art était donc dominé par des artistes hommes. Aussi, en comparaison, le peu d’artistes femmes qui pratiquaient leur art, ne s’aventuraient que peu à se représenter elles-mêmes. Nous avons des exemples qui sont parvenus jusqu’à nous (Artemisia Gentileschi, Elisabeth Vigée-Lebrun pour ne citer qu’elles) mais ils restent trop rares comparés à la multitude d’autoportraits masculins, les artistes hommes n’ayant jamais hésité à se représenter pour affirmer leur statut d’artiste et de créateur.
Adam et Eve, Suzanne Valadon, 1909, huile sur toile, 162 x 131 cm, Centre PompidouDéjà que leur relation faisait du bruit dès ses débuts puisque Suzanne est plus âgée que lui et qu’elle est mariée, mais avec ce tableau, elle n’hésite pas à afficher leur amour au grand jour ! Leur pose est détendue, le bras de Valadon passant dans le dos d’André pour entrelacer sa main à la sienne. Lui, de sa main gauche, saisit le poignet de Suzanne-Ève, annulant ainsi la notion de « pécheresse » en se mettant sur un pied d’égalité avec elle. D’ailleurs, de par l’impression de quiétude et d’amour qui se dégage de l’ensemble, la notion de péché, tant de fois martelée durant des siècles, en est totalement absente. Suzanne célèbre ici leur amour au grand jour et leur liberté de s’aimer, l’éloignant ainsi du péché et de toutes les critiques qui peuvent l’accompagner. On notera également la présence de poils sur le pubis de Suzanne, du jamais vu dans une représentation d’Ève et un choix de représentation encore trop rare en ce début de XXe siècle.
L’étude du nu masculin a été autorisée aux femmes françaises qu’en 1901, en classe non mixte (au cas où que ces dames, échauffées à la vue d’un kiki ne s’en prennent aux étudiants masculins ?!). Suzanne produit donc cette oeuvre 8 ans après, ce qui est très proche au regard de toute une histoire de l’art qui l’a précédée. C’est totalement nouveau et on considère d’ailleurs aujourd’hui que ce serait la première représentation d’un couple homme/femme nus peinte par une artiste femme ! Notre artiste avait choisi de représenter le sexe d’André, non dissimulé et de façon réaliste (pas tout rikiki comme ceux des statues antiques par exemple). Mais lorsqu’elle voulu l’exposer au Salon d’Automne de 1920, ces messieurs lui demandèrent de le dissimuler sous une feuille de vigne. Et oui, le fait qu’une femme peigne un homme nu n’est pas encore entré dans les moeurs…
Trois ans après son Adam et Ève, Suzanne peint à nouveau le p’tit boule bien musclé d’André avec sa Joie de vivre :
Utter nu de profil, Suzanne Valadon, 1911, fusain sur papier calque, 33x15cm, Centre Pompidou La joie de vivre, Suzanne Valadon, 1911, huile sur toile, 122,9 × 205,7cm, The Metropolitan Museum of ArtPuis en 1914, elle passe à la vitesse supérieure en le représentant sous toutes les coutures ! Lors d’un séjour en Corse, elle réalise des croquis de son compagnon dénudé au bord de l’eau :
Et de retour à Paris, elle s’attelle à une grande toile (201x301cm) intitulée Le Lancement de filet où André incarne trois hommes : un de dos, de profil et un autre de face, entièrement nus. L’effort du lancer de filet bandant leurs muscles, André est une nouvelle fois à son avantage et Suzanne expose aux yeux de tous le désir qu’elle peut ressentir face à lui.
Le Lancement du filet, Suzanne Valadon, 1914, huile sur toile, 201x301cm, Musée des Beaux-Arts de NancyMême si la plupart des critiques d’art furent publiquement cléments envers ces deux oeuvres, on en pensait pas moins dans les coulisses. Et un homme, Arthur Cravan (poète et… boxeur) après avoir vu Le Lancement de filet, écrivit dans sa propre revue Maintenant « elle connaît bien les petites recettes, mais simplifier, ce n’est pas faire simple, vieille salope ! » Il attaque donc sa manière de peindre, insinuant qu’elle ne maîtrise pas la technique moderne de simplification des formes mais en plus il l’insulte de « vieille salope », jugeant de façon frontale la relation qu’elle entretient avec André… (mais qui l’a sonné celui-ci ?)
Pionnière dans l’étude et l’exposition du nu masculin, Suzanne Valadon bouscula les conventions de son époque. L’inverse est pourtant si courant, combien d’artistes ont représenté des femmes dénudées, passives voire lascives, les sexualisant parfois à l’outrance ? Une femme qui fait de même, s’approprie le corps masculin et ça… Ça fait flipper. OÙ VA-T-ON messieurs dames, surtout que Suzanne peint celui de son amant, elle y exprime ainsi son désir et l’assume complètement. On est loin de l’image de l’épouse sage, domestiquée. Elle paraît au contraire guider André dans sa sexualité, en tant que personne plus mûre que lui mais surtout en pleine agentivité, étant passée du statut passif de modèle puis d’épouse, à celui d’artiste et de femme libre.
(Suzanne je t’aime.)
Pour soutenir mon travail par un don (1 ou 2€ peuvent suffire, il n’y a pas de « bonnes sommes » !) : https://utip.io/mieuxvautartquejamais
Pourquoi me soutenir ? Je vous explique tout ici : https://mieuxvautartquejamais.com/me-soutenir/
Le blog a aussi un compte Instagram, où je décrypte l’histoire de l’art en stories et publications : instagram.com/mieuxvautartquejamais/
Si l’article vous a plu, n’hésitez pas à vous abonner à la page Facebook pour être tenu(e) au courant des prochaines publications : https://www.facebook.com/mieuxvautartquejamais/
Sources
- Briat-Philippe Magali et Bocquet-Liénard Anne, Valadon et ses contemporaines : peintres et sculptrices, 1880-1940, Infine, 2020, Paris
- Champion Jeanne, Suzanne Valadon ou La recherche de la vérité, Presses de la Renaissance, 1984, Paris
- Warnod Jeanine, Valladon, Utrillo & Utter, À l’atelier de la rue Cortot : 1912-26, Musée de Montmartre, 2015, Paris