Le 28 mai 2021, des centaines de maliens ont manifesté à Bamako pour marquer leur soutien à leurs forces armées, et solliciter l’intervention militaire de la Russie, afin de combattre les groupes armés djihadistes, qui contrôlent une bonne partie de leur territoire.
Il faut noter, à cet effet, que le Mali et la Russie ont signé des accords de coopération militaire en juin 2019. Les manifestants ont également exigé le départ des soldats français de l’Opération Barkhane (qui remplacera un an plus tard l’opération Serval, installée en juin 2013), qu’ils estiment peu efficace, après 8 ans de présence sur le territoire malien.
Cette manifestation survient après le deuxième coup de force du colonel Assimi Goïta, Vice-Président de la transition chargé de la défense et de la sécurité, désigné après le coup d’État contre Ibrahim Boubacar Keita (IBK) le 18 août 2020. Le 25 mai 2021, Moctar Ouane, le Premier Ministre de la transition, procède à un remaniement ministériel et limoge les colonels Sadio Camara et Modibo Koné, deux figures militaires emblématiques, compagnons de la première heure d’Assimi Goïta depuis le coup d’État d’août 2020. Le 26 mai 2021, pour marquer son désaccord et son mécontentement, le colonel Assimi Goïta fait arrêter Bah N’Daw, le président de la transition et Moctar Ouane, le Premier Ministre, et les conduit au camp militaire de Kati. Il leur reproche de n’avoir pas respecté la charte de la transition, et surtout d’avoir « bradé » le pays à la France, en participant au sommet de Paris du 18 mai 2021. Cette arrestation sonne comme un défi à la Communauté Internationale, qui demande le remplacement des militaires au Gouvernement par des civils. Les deux captifs seront relâchés quelques heures plus tard et présenteront leur démission. Le colonel Assimi Goïta prend alors les rênes du pouvoir et lance des consultations pour former un nouveau gouvernement de consensus. La situation au Mali demeure imprévisible et chaotique.
Le cas du Mali est symptomatique du malaise actuel dans les relations qu’entretient la France avec les pays de son pré-carré de la Françafrique. Au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Tchad, en Centrafrique, et plus récemment au Mali, lors des manifestations publiques, l’on voit de plus en plus souvent les populations majoritairement jeunes de ces pays, exprimer leur ras-le-bol, s’en prendre aux symboles de la présence française ; saccager des sociétés commerciales françaises (Carrefour et Total par exemple) ; fouler aux pieds et brûler les drapeaux français ; brandir des pancartes et des banderoles exhibant des messages hostiles à la France.
Tous les pays de la Françafrique se trouvent dans une situation quasiment similaire, et présentent tous des tares congénitales communes, à savoir : ce sont des pays pauvres surendettés, au sous-sol paradoxalement très riche en minerais et matières premières, lesquels ne profitent que très peu à ces pays, mais principalement aux puissances étrangères qui les exploitent ; des populations majoritairement jeunes, en proie aux difficultés d’accès à la santé, à l’éducation, à l’emploi ; des populations paupérisées qui touche des salaires de misère, grevés par une inflation galopante ; une jeunesse à la dérive, en mal de repères, laissée-pour-compte, sans perspectives d’avenir, obligée de fuir leur pays d’origine, de braver la mort dans le désert et la mer, en quête d’une vie meilleure en Occident. À cela s’ajoutent la mal gouvernance des États avec sa cohorte de maux et de dysfonctionnements tels que la corruption, le népotisme, le tribalisme, le clientélisme, la gabegie, le gaspillage des ressources du pays, des dépenses somptuaires, improductives et gabégiques en total décalage avec leur situation de pays pauvres très endettés, etc.
L’on relève également la situation politique déplorable dans ces pays : contrairement aux pays anglophones, les pays de la Françafrique se distinguent négativement par le manque d’alternance, qui se traduit par l’extrême longévité des dirigeants au sommet de ces États (en moyenne 30 ans), et la dévolution du pouvoir de père en fils, qui constituent un blocage du processus démocratique. Ces systèmes quasi dictatoriaux recourent fréquemment à la violence d’État, au musèlement des populations et au non-respect des libertés fondamentales. Les populations africaines ont maille à partir avec leurs dirigeants ; elles reprochent aux Français leur soutien complaisant, leur complicité avec leurs dirigeants, responsables, selon elles, des difficultés qu’elles affrontent au quotidien, d’où leur animosité contre la France qu’elles assimilent à leurs bourreaux. L’on pourrait comprendre le sentiment anti-français, dans les conditions évoquées plus haut, cependant l’on s’interroge sur le choix de la Russie pour remplacer la France, ce qui reviendrait à perpétuer la domination et à se complaire dans son rôle de dominé.
LE DECRYPTAGE DE L’OPTION MALIENNE POUR L’INTERVENTION MILITAIRE DE LA RUSSIE, PAR LA METAPHORE DU FERMIER ET DU PRÉDATEUR.
L’option des populations maliennes pour l’intervention militaire russe (tout comme en Centrafrique) est un paradoxe qui nécessite une tentative d’explication. Il est sidérant de voir un peuple dominé qui veut se débarrasser d’un maître jugé inutile, voire nuisible, non pas pour reconquérir sa liberté, s’affranchir définitivement du joug de l’impérialisme étranger, mais pour se soumettre à un autre maître ; troquer ses anciennes chaînes pour de nouvelles, jugées moins contraignantes. S’affranchir définitivement et dans l’immédiat serait l’idéal pour un peuple dominé mais, il faut le reconnaître, cela demande une certaine préparation préalable. Couper les chaînes d’une colonisation mentale de plus d’un demi-siècle, reconquérir son « moi » et ses valeurs, changer les mentalités d’un peuple, ne sauraient se faire du jour au lendemain, d’un coup de baguette magique, mais plutôt par un effort graduel, une œuvre de longue haleine. Le changement de maître apparaît ici comme la première étape d’un processus de libération physique, et pose le problème du genre de domination ou des qualités du maître, de son comportement vis-à-vis du dominé. L’expérience montre qu’il y a des maîtres qui se comportent comme des fermiers prévenants et responsables, d’autres comme des fermiers prédateurs.
Le maître, fermier prévenant et responsable, est celui qui prend soin des animaux de sa ferme, les nourrit, les fait soigner chez le vétérinaire, les bichonne, les laisse batifoler de temps en temps en liberté au grand air. Ce traitement a pour résultat de garantir la bonne qualité du produit et d’assurer au fermier des revenus constants, à long terme. En quelque sorte, le fermier prévenant et responsable prend soin de ses poules aux œufs d’or, afin de les maintenir en vie et de garantir ses gains à long terme.
Le fermier prédateur, quant à lui, ne se préoccupe pas du bien-être de sa proie, ni de ses difficultés existentielles : il attrape tout simplement sa proie et la dévore, sans état d’âme. Le fermier prédateur n’éprouve pas le besoin d’élever, d’engraisser, de soigner ses proies ; il élève des animaux dans des conditions inhumaines : surexploités, enfermés dans des étables, serrés dans des batteries surpeuplées, sans jamais sortir à l’air libre ou voir la lumière du jour, bourrés d’hormones et de médicaments, tués ou éliminés de manière cruelle. Ce qui caractérise le fermier prédateur c’est avant toute chose, son appât forcené du gain. Il profite de ses proies, en dépensant le moins possible pour elles et en maximisant ses rendements et ses gains, au détriment de leur qualité et de leur état de santé. Le risque de tuer la poule aux œufs d’or par négligence et par manque de considération est grand pour le fermier prédateur.
Bien que sa destination finale soit d’être vendue et consommée, il est tout de même compréhensible que la proie d’un fermier prédateur, veuille changer de maître et aspire à un mieux-vivre chez un fermier prévenant et responsable, où il serait mieux pris en charge, chez qui il bénéficierait d’un traitement plus charitable. S’il ne peut pas être libre, au moins qu’il soit traité avec respect et considération. C’est une alternative cynique, pathétique, réductrice, mais réaliste, qui traduit à peu près l’impasse dans laquelle se trouvent les populations africaines, obligées de choisir entre la peste et le choléra. Un homme politique camerounais de regrettée mémoire, en l’occurrence Augustin Frédéric Kodock, avait évoqué la possibilité, pour une personne qui se noie, d’être obligée de s’accrocher même à un serpent, afin d’éviter de perdre la vie : la Russie pourrait-elle être considérée comme « le fermier responsable » qui viendrait sauver les maliens, ou comme « le serpent » auquel s’accrochent les autorités maliennes actuelles pour éviter le chaos ? Seul l’avenir nous le dira.