Les Editions Alidades publient L’œil du cochon du poète irlandais Pat Boran.
Au cimetière
Une matinée si froide,
k sol si complètement gelé,
un gamin demande à sa mère
comment les fossoyeurs pourront
creuser un trou pour son ami. Elle
sourit, il y a tout autour
d'autres grandes personnes dans des voiles
de buée, les fumerolles
du soi, qui rappellent combien
tout cela est dépourvu de substance :
les grilles, les pierres tombales,
le cheminement dans la forêt des dates
vers cet endroit où le prêtre
psalmodie les mains levées
sous l'œil attentif d'enfants qui tremblent
et d'angelots rondouillards
en robes de pierre.
Graveyard Scene
The morning so cold,
the earth so utterly iced over,
a child asks her mother
how the gravediggers will dig out a hole
for her friend. The mother
smiles, around them
other adults lost in veils
of breath, the vapour-clouds
of self, reminders of how
insubstantial all of this is:
the gates, the headstones,
the path through the forest of dates
on their way to this place
where the priest lifts his hands
to intone, watched over
by patient, shivering children
and buxom angels
in their lingerie of stone.
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Estuaire
« Il n'y aura bientôt plus le moindre oiseau. »
dit le vieil homme assis sur le banc
dominant l'estuaire où une dizaine de courlis
ravaudent en rond un ourlet effiloché de soie bleue.
Ç'avait été un jour si calme, si tranquille.
Peut-être est-il mon visiteur mythique
porteur de terribles et sombres nouvelles.
Assis près de moi. Ce qu'il a pu lire
le tourmente déjà, il en a l'encre
au bout des doigts. Nous parlons des heures
jusqu'à la marée gris argent du soir qui vient
glisser à nos pieds. Je rêve cette nuit
du dernier vol de courlis sur l'estuaire,
de traînées d'encre se diluant dans l'eau.
Je m'éveille, inspecte le pays de mes mains,
les voyant comme ferait un oiseau de mer ou un drone,
si faibles, si petites, si lointaines.
Estuary
'Soon there will be no birds left at all'
says the elderly man on the bench
overlooking the estuary where a dozen curlews
bend to stitch the frayed edge of blue silk.
Maybe he is my myth visitor,
come to impart some unwanted darker news.
I sit besides him. Whatever he has read
is already haunting him, the ink
on his fingertips. We talk for hours,
until, silver-grey, the evening tide slips in
around our feet. Tonight I dream
of the fast curlew flying across the estuary,
of ink stains unfolding slowly through the water.
I wake to inspect the landscape of my hands,
seeing them, as might a seabird or a drone,
so powerless, so small, so far away.
Pat Boran, L’œil du cochon, The Pig’s eye, traduit de l’anglais (Irlande) par Emmanuel Malherbet, bilingue, Alidades, Irlande 21, 50 p., 6 €
Pat Boran est né en 1963 à Portloise. Il vit à Dublin où il dirige les éditions Dedalus Press. Auteur d'une douzaine de livres, poésie, prose, essais, il est traduit en de nombreuses langues, notamment en hongrois, en macédonien et en italien. Les prix Patrick Kavanagh (1989) et Lawrence O'Shaughnessy (2008) lui ont été décernés. Il a dirigé la Poetry Ireland Review et présenté The Poetry Programme sur R.T.É. Radio I. Il est membre d'Aos-dâna, académie de promotion des arts en Irlande.
La poésie de Pat Boran embrasse la proximité des choses et des êtres, s'en approche tranquillement pour l'engager dans l'intensité méditative d'une pensée éminemment intime. L'écriture se déploie dans un double mouvement d'approche et d'éloignement, dans une sorte de prise de hauteur ou de profondeur de champ à même de recueillir la part essentielle d'émotion que portent, sans qu'en général on y prête attention, les situations les plus ordinaires, comme peuvent l'être la présence d'une fontaine dans une rue parisienne, l'attente à un passage à niveau ou à un arrêt de bus.
Ces poèmes sont aussi bien ceux de la continuité, de la présence au temps, très souvent habités de la remémoration d'un passé plus ou moins lointain dont les éléments conservés, comme des points d'origine, construisent le sentiment d'être et la forte sensation d'exister.
De toute évidence, les poèmes de Pat Boran sont des capteurs d'émotion et de sens, comme de petites paraboles vers lesquelles viennent converger les ondes invisibles du réel, qui s'en trouvent révélées. Cette écriture n'est jamais en extériorité ; il y a à son principe ce que l'on pourrait appeler l'attention, et aussi la discrétion, c'est-à-dire une forme d'étonnement que le poème vient cristalliser, en dehors cependant de toute pétrification.
E. M.