Par Isabelle Sorente publié dans Philomag
Alors que la psychologie positive mais aussi certaines formes de méditation nous incitent à nous détacher de nos émotions négatives, il est possible de voir dans ces stratégies d’évitement des réalités douloureuses un dévoiement spirituel...Le « détournement spirituel », ça vous dit quelque chose ? L’expression spiritual bypass est née dans les années 1980 sous la plume du psychologue américain John Welwood, l’une des figures de la psychologie transpersonnelle. Welwood, disparu en 2019, était bouddhiste, et sa quête de l’éveil a nourri, sa vie durant, sa pratique de thérapeute – lire Pour une psychologie de l’éveil, (La Table Ronde, 2003).Il a néanmoins observé que, dans certains cas, les bienfaits de la méditation et les préceptes bouddhistes peuvent se retourner contre les pratiquants – entraînant, par exemple, une attitude de détachement excessif, un refus des émotions négatives… Bref, une posture qui, au lieu de rapprocher de la vérité, éloigne des sentiments réels.
Ces théories ont été approfondies par un autre psychologue américain, Robert Masters, dans un essai passionnant, Spiritual Bypassing: When Spirituality Disconnects us From What Really Matters (North Atlantic Books, 2010 ; non traduit).Le refus des émotions négatives, chez soi ou chez les autres, est un exemple répandu de détournement spirituel qui n’est d’ailleurs pas le propre des bouddhistes, ni des spiritualités new age.Notre culture chrétienne tout comme la plupart des traditions de sagesse antique – le stoïcisme en est un exemple évident – nous recommandent ainsi de ne pas agir sous le coup de la colère. De là à faire comme si cette émotion désagréable n’existait pas – je m’interdis d’être en colère parce que c’est mal, parce que ce n’est pas raisonnable, parce que je suis au-dessus de ça –, il n’y a qu’un pas, que nous franchissons parfois allègrement sous prétexte de nous montrer vertueux ou « philosophes », alors qu’en réalité, nous enfouissons les sentiments qui nous dérangent (jusqu’au moment où ils finissent par exploser).Au fond, le détournement spirituel n’est pas très loin d’une forme de matérialisme : cette soif de vérité que nous ressentons toutes et tous, nous sommes tentés de l’utiliser pour étouffer nos émotions, comme un antidépresseur ou un anxiolytique. Ce que le mystique rhénan Maître Eckhart qualifiait déjà au XIVe siècle, et non sans humour, de façon de mettre Dieu dans un sac et de le jeter sous un banc !
Si une spiritualité authentique conduit à embrasser le réel, et donc à accepter nos failles et nos ombres, le détournement consiste, à l’inverse, à les dissimuler sous un masque de vertu, en se croyant sincèrement au-dessus de ça. C’est quelque chose que nous pratiquons tous plus ou moins – chacun, évidemment, avec son propre style.Critique : « Tu es malade ? Ta négativité t’a attiré cette maladie. Réfléchis-y. »Détaché : « Ma femme m’a quitté. La vie en a décidé ainsi. »Optimiste : « Je suis viré. Quelle magnifique opportunité de grandir ! »À la racine du détournement spirituel, il y a la peur de la souffrance mais aussi une croyance inébranlable en la toute-puissance de la volonté : si je décide que ma colère et ma peur n’existent pas, elles n’existent pas, point barre !Je suis le créateur tout-puissant de ma réalité. Le détournement spirituel est un piège qui nous concerne tous et qui finit par se refermer sur nous : si c’est ma volonté qui crée la réalité, pourquoi la réalité ne m’obéit-elle pas ? Dois-je poursuivre sur ma lancée, faire l’hypothèse que la réalité cache quelque chose ou décréter qu’elle n’existe pas ? Rien n’est plus terrifiant qu’un environnement désobéissant, c’est certain. Sauf peut-être ces zones obscures et dangereuses où l’on se ment à soi-même en toute bonne foi.********