La Gnose n'est pas une sorte de secte bizarre, dualiste, puritaine et croyant en un salut basé exclusivement sur la connaissance. C'est, au contraire, une vision du monde et des au-delàs du monde, une vision cohérente et profondément humaine.
Et c'est une forme de christianisme ancien, peut-être antérieure aux christianismes qui ont triomphé. Son originalité tient en ceci : le Dieu de l'Ancient Testament, d'Abraham et de Moïse, est le Mal. Il n'est pas Dieu, mais un ange déchu, très puissant par rapport à nous, mais limité et surtout, rempli d'orgueil et du désir de dominer. Ce caractère mauvais est affirmé dans tous les écrits gnostiques : "Après la fondation du monde, Saklas [= le "Dieu" des "monothéismes", alias Yahvé/Allah] dit à ses anges, 'Moi je suis un Dieu jaloux et sans moi rien ne s'est produit', étant confiant en sa nature." (Livre sacré du Grand Esprit invisible, 58, trad. Régine Charron)
Les religions qui dominent le monde est qui l'ensanglantent sont donc des cultes voués à un faux dieu, véritable créateur d'un univers qui n'est qu'une imitation du monde véritable, le Plérôme. Les Gnostiques sont des "complotistes" avant la lettre, mais à une échelle cosmique. Les religions abrahamiques sont les fausses religions allant de paire avec un faux monde, emprunt de la beauté du Plérôme originel, mais où tout sonne faux néanmoins, car tout n'est qu'une imitation engendrée par des êtres mauvais ("Dieu et ses anges") dans un désir de domination.
Le Christ a été envoyé pour réveiller ceux qui peuvent l'être au sein de ce cauchemar. Il est le serpent de la Genèse, le "Diable" des religions du faux dieu.
Cette vision n'est pas dualiste, car ce jeu des mauvais chefs est enveloppé dans un plan divin, dans "l'économie du Père" qui se manifeste ainsi pour se faire connaître et évoluer vers une réconciliation finale. Car il est la Source inconnaissable, avant tout :
"Père au nom ineffable, qui sortit des hauteurs du Plérôme,
lumière de la lumière des éons de lumière,
lumière du silence, de la providence du Père du silence,
lumière de la parole de vérité,
lumière des [éons] incorruptibles,
lumière illimitée,
rayonnement des éons de lumière du Père non manifesté,
inexprimable, immortel, éons des éons,
né de soi, engendré de lui-même, croissant de lui-même,
né ailleurs [=transcendant], éon véritable, en vérité !" (Id. 1)
Le véritable dualisme se rencontre chez les Esséniens (qui n'ont rien à voir avec ce que le New Age en a fait) et les Manichéens, ainsi que chez les Encratistes et les disciples de Paul de Tarse.
Les éons sont les puissances émanées de l'Inconnu. Ce mystère, ce "silence" se manifeste et se connaît ainsi. Il est alors celui qui est Né de soi, l'Androgyne primordial. Et, au lieu de la trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, la Gnose nous révèle que cet Être primordial est trois puissances : "père, mère et enfant". Ils sont émanés du "silence vivant", ils sont son "rayonnement". Un seul être aux trois aspects mâle, femelle et individuel, incarné.
Nous avons là bien des points communs avec le Tantra. Paramashiva engendre la Triade (Trika) des trois Puissances : Shiva, Shakti et Nara, l'individu, dont j'ai parlé dans un article récent. Ils engendrent les plans d'être dits "purs", les cinq premiers. Les différences se font jour, mais reviennent à l'unité, dans une boucle parfaite, un balancement ou, disons, une respiration équilibrée. La dualité apparaît, mais sans jamais faire oublier l'unité.
Puis un déséquilibre se produit, la Mâyâ l'emporte. Elle était déjà présente mais, à présent, la dualité ne revient plus d'elle-même à l'unité, les différences débordent et l'oubli s'empare des êtres. Car avant, dans le monde parfait du Plérôme tantrique, il y a déjà des êtres, équivalents des éons gnostiques.
Et ces mondes imparfaits, déséquilibrés, échos pervertis du Monde originel, sont gouvernés par un Dieu qui n'en a que l'apparence, Ananta, ou parfois Brahmâ, assisté de ses "anges" tels que Vishnou. Le Tantra précise que ces être n'ont aucun pouvoir réel et que les religions qu'ils gouvernement ne sont que liens et aliénation.
Il y a donc une source unique, mais deux mondes, l'un harmonieux, l'autre chaotique, le notre. Et le monde véritable envoie ici-bas des Mantras, anges salvateurs qui font remonter tout ce qui est beau et bon vers la Source. Certains livres gnostiques comportent aussi des Mantras, essentiellement des voyelles, qui étaient chantées.
Et, dans sa version Shâkta, tout ceci est le libre jeu d'une unique Conscience, d'un seul être, pour le vertige de s'éprouver. Reste que le Tantra dit aussi que les religions sont principalement source de peur, de contraction et, donc, de souffrance. En vérité, il y a autre chose.
Ainsi, la Gnose du Tantra rejoint la Gnose révélée en Méditerranée au début de notre ère, avant d'être réprimée. Mais elle a survécu sous de nombreuses formes, dont les Yézidis, les Mandéens et les Ismaéliens, qui continuent à subir la haine d'Allah/Yaldabaôth et de ses archontes. La Gnose était déjà présente à Lyon vers 150.
Au final, la Gnose est donc un Tantra méditerranéen, une alternative fascinante et une source d'inspiration.