Chacun sait l’importance des réseaux dans le monde des affaires. La puissance de celui des anciens élèves de l’X (École Polytechnique) ou de l’ENA (École Nationale d’Administration) n’est plus à démontrer. Rigoureusement sélectionnés et formés aux frais du contribuable pour servir l’intérêt public, ces diplômés ont largement envahi la direction des grandes entreprises privées.
L’implication de l’État dans les secteurs clés de l’économie n’y est pas étrangère. Elle crée des passerelles permettant à ceux qui le souhaitent de monnayer une expérience dans la haute administration, et notamment au sein de cabinets ministériels, en même temps qu’un carnet d’adresses fort utile.
Le résultat est une surreprésentation des diplômés de l’X ou de l’ENA à la tête des grandes entreprises françaises. Cette situation est quasiment sans égal dans le monde. À titre de comparaison, seules 11 des 100 plus grandes sociétés cotées américaines sont dirigées par un diplômé de la Ivy League, ce groupe de huit universités prestigieuses qui compte Harvard, Yale et Princeton parmi ses membres.
Pour rappel, 13 des patrons du CAC 40 (soit un tiers) sont issus de deux écoles seulement, l’X et l’ENA. Comme la plupart des administrateurs sont aussi des dirigeants, les conseils d’administration comportent souvent des membres partageant la même formation que le dirigeant et qui font donc partie de son réseau.
A priori, on pourrait penser que cette concentration de talent est un atout pour l’entreprise. Mais en y réfléchissant bien, l’équipe des meilleurs est-elle vraiment la meilleure des équipes ? En sport, on sait que ce n’est pas toujours vrai.
Le Réal Madrid en a donné la preuve en 2004 avec une équipe de stars mondiales rassemblée à grands frais qui n’a pourtant remporté aucun trophée au terme de la saison. Au-delà du talent individuel, il s’agit de ne pas négliger l’importance du collectif. La qualité du groupe ne se résume pas à l’addition des qualités de chacun de ses membres.
L’arithmétique des équipes recèle une autre surprise. Des chercheurs de Harvard ont ainsi analysé la performance des co-investissements en capital-risque. Comme on pouvait s’y attendre, les gérants diplômés des meilleures universités sont associés à de meilleures performances. C’est plutôt rassurant pour les universités en question.
Mais fait plus curieux, lorsque les deux co-gérants sont issus de la même université, aussi prestigieuse soit-elle, la performance est beaucoup moins bonne. Les auteurs ne s’étendent pas sur les raisons de cette contre-performance, mais il est probable que l’absence de regard critique à l’égard de celui qui nous ressemble joue un rôle primordial.
Partant de là, on peut se demander si la présence d’administrateurs ayant la même formation que le dirigeant ne conduit pas à des résultats tout aussi dommageables. Le risque qui guette l’entreprise est que le conseil d’administration ne pousse pas assez le dirigeant à questionner, voire à remettre en cause, le bien-fondé de sa stratégie. Le danger est alors que l’entreprise fasse fausse route et finisse dans une impasse.
Les déboires de certaines entreprises hexagonales peuvent être mis sur le compte d’erreurs qui auraient pu être évitées si les administrateurs avaient été plus critiques par rapport aux décisions prises par le dirigeant. Parmi les plus grosses pertes essuyées par des sociétés françaises, plusieurs proviennent d’entreprises dont le conseil d’administration était composé de membres faisant partie du même réseau d’anciens élèves que le dirigeant.
Au premier rang, Vivendi se distingue par une perte de 23,3 milliards d’euros en 2002. L’entreprise était alors dirigée par Jean‑Marie Messier dont le parcourt scolaire brillant mêle l’X et l’ENA. Le seul problème est que le conseil d’administration de Vivendi comptait également 3 diplômés de l’X et 4 anciens élèves de l’ENA, qui plus est, inspecteurs des finances comme Messier lui-même. Il est ainsi vraisemblable que l’indulgence des administrateurs à l’égard du plus brillant d’entre eux n’a pas permis de détecter les problèmes suffisamment tôt et de corriger le tir avant qu’il ne soit trop tard.
Lorsque des administrateurs entretiennent des liens étroits avec le dirigeant, la capacité du conseil d’administration à demander des comptes au dirigeant est nécessairement compromise. Cette réalité est admise dans le code de gouvernance Afep-Medef, dans le cas des liens financiers ou familiaux, pour définir l’indépendance des administrateurs. En revanche, les liens sociaux, comme ceux qui résultent du passage par la même école, sont totalement ignorés. Or ces liens affectent tout autant la capacité des administrateurs à contrôler le dirigeant.
En l’absence d’un contrôle approprié, le dirigeant peut se contenter de gérer tranquillement les affaires de la société sans avoir à faire trop d’efforts ou à prendre trop de risques. Cette conclusion qu’on pourrait croire exagérée a en fait été démontrée de manière convaincante dans le cas des sociétés américaines. Dès lors, il faut s’attendre à une moins bonne performance de l’entreprise. Francis Kramarz (directeur de recherche ENSAE-ENSAI) et David Thesmar (professeur d’économie au MIT) le prouvent dans le cadre français.
À plus long terme, il en résulte une perte de compétitivité de l’entreprise. Un indicateur de cette fragilité est la plus grande sensibilité de l’entreprise aux fluctuations de la conjoncture. Notre article à paraître ce mois-ci dans la Revue d’Économie Politique montre plus précisément que les entreprises dont le conseil d’administration comporte des membres liés au dirigeant par leur formation ont des rendements boursiers plus fortement corrélés au marché. Quand l’économie va moins bien, le marché recule et la valeur de ces entreprises baisse encore plus.
Les études montrent aussi que lorsque le dirigeant est enraciné, autrement dit lorsqu’il n’a pas à craindre de perdre son poste, l’entreprise a tendance à moins investir en recherche et développement dont on sait que l’issue est très incertaine. Elle est ainsi moins innovante. Les résultats que nous obtenons vont dans le même sens, ce qui suggère que la présence de réseaux au sein du conseil d’administration participe à l’enracinement du dirigeant.
Deux autres conséquences découlent de cette situation. La première est que l’entreprise a tendance à être moins transparente. Elle divulgue moins d’informations pertinentes. Jean‑Marie Messier ne déclara-t-il pas « Vivendi va mieux que bien » avant d’annoncer des pertes fracassantes ? Les investisseurs ont ainsi des raisons d’être méfiants et d’exiger une prime de risque plus importante.
Nous avons ainsi pu mettre en évidence dans un article publié cette année dans la revue Comptabilité Contrôle Audit que les liens sociaux entre le dirigeant et les administrateurs se traduisent par un coût des fonds propres plus élevé. Le taux de croissance de l’entreprise est également plus faible.
Tous ces problèmes sont amplifiés par la concentration des pouvoirs entre les mains du dirigeant comme c’est le cas lorsque ce dernier est en poste depuis un certain nombre d’années et qu’il cumule les fonctions de directeur général et de président du conseil d’administration. L’exemple typique est celui de Carlos Ghosn dont les décisions n’ont jamais été remises en cause par les administrateurs de Renault jusqu’à son arrestation spectaculaire par la police japonaise.
Plusieurs mécanismes de gouvernance externes peuvent toutefois pallier la faiblesse du contrôle exercé par le conseil d’administration. Les détenteurs de blocs d’actions ont les moyens de se faire entendre et devraient se manifester d’autant plus bruyamment qu’ils ont des intérêts financiers à défendre. Ils peuvent aussi menacer de vendre leurs actions, ce qui constituerait un désaveu cinglant du dirigeant à même de ternir durablement sa réputation.
Le suivi par les analystes financiers permet également d’empêcher que des administrateurs proches du dirigeant n’apportent à ce dernier un soutien trop complaisant. En mettant en relief la stratégie de l’entreprise et en soulignant ses implications financières, les analystes atténuent le risque d’un dysfonctionnement du conseil d’administration. Les effets pernicieux des liens sociaux évoqués plus haut sont ainsi mieux maîtrisés.
D’autres facteurs pourraient jouer un rôle bénéfique. On peut supposer que la poursuite de l’internationalisation des entreprises françaises favorisera une plus grande mixité des profils ce qui devrait réduire l’influence des réseaux. De grandes entreprises nationales comme Axa ou Air France-KLM sont désormais dirigées par des hommes (Thomas Buberl et Ben Smith) qui ont fait toutes leurs études et l’essentiel de leur carrière à l’étranger.
La part plus importante de femmes depuis la loi Copé-Zimmermann est un autre élément susceptible de conduire à un meilleur fonctionnement des conseils d’administration. On sait par exemple que la présence d’administratrices réduit sensiblement le risque de fraude et de manipulations comptables.
Enfin, l’intensification de la concurrence avec l’ouverture des marchés, comme celui du transport ferroviaire ou de la fourniture de gaz et d’électricité, pourrait également imposer une plus grande discipline et atténuer ainsi l’attrait des entreprises pour les anciens hauts fonctionnaires et le réseau qui leur est associé.
Il semblerait que nous apercevions enfin le bout du tunnel, la lumière de l’autre côté qui luit et qui nous fait espérer que la fin de la pandémie est proche.
LES BRÈVES