" La question de la Terre Australe ou du Continent Austral est l'une des plus vieilles énigmes qui se soient posées à la curiosité des hommes et à la sagacité des savants ", explique le géographe Numa Broc. Depuis l'Antiquité, il existe une croyance en une terre immense située dans l'hémisphère Sud. Cette pensée est née chez les Grecs qui émettent l'hypothèse de l'Antichtone : il existe une masse de terre située dans l'hémisphère Sud pour équilibrer la planète. Tout ceci s'appuie sur l'idée d'une symétrie entre les deux hémisphères Nord et Sud. Cette croyance se prolonge au fil des siècles et revient au goût du jour avec les découvertes géographiques des XVIe et XVIIe siècles, qui accentuent le poids de cette idée. La découverte du continent américain renforçant l'idée d'une symétrie de l'Est vers l'Ouest, consolide celle d'un équilibre Nord et Sud. Cette croyance va perdurer jusqu'aux expéditions de Cook, qui démontrent l'impossibilité d'un continent austral tel qu'il était imaginé. Pourtant, ce n'était pas le but de son premier voyage. En effet, l'Amirauté britannique l'avait envoyé dans l'océan Pacifique sud avec pour principales missions l'observation du transit de Vénus du 3 juin 1769 ( https://fr.wikipedia.org/wiki/Transit_de_Vénus). Cook revient de son voyage avec une carte détaillée des îles du Pacifique sud. Cette carte est le résultat de son association avec Tupaia, un Tahitien qui maniait la géographie grâce à sa connaissance des étoiles.
Retour sur James Cook et ses expéditions.
James Cook est né en 1728 à Morton, dans le Yorkshire, neuvième enfant d'un valet de ferme. Il commence par aider son père aux travaux agricole, puis un temps commis dans une mercerie. Il s'embarque comme mousse sur un caboteur charbonnier. Lorsque éclate la guerre de Sept Ans, il s'engage comme simple matelot sur un navire de guerre. Sa valeur, comme on dit dans le parler militaire, le fait remarquer par la hiérarchie. Il reçoit, à quarante ans, le commandement d'un vaisseau d'exploration pour aller observer une éclipse à Tahiti, sa carrière de découvreur commence : mais quel chemin parcouru déjà, pour cet homme dont le destin aurait dû être de récurer les étables ! Le 25 août 1768, James Cook, quitte l'Angleterre à bord de l'Endeavour. Il s'agit d'un trois-mâts carré du même type de ceux que Cook a déjà commandés, embarcation solide et idéale en termes de capacité de stockage ainsi que pour son faible tirant d'eau, qualité indispensable pour s'approcher des nombreux récifs et archipels du Pacifique. Après avoir passé le cap Horn, il débarque à Tahiti le 13 avril 1769, où il fait construire un petit fort et un observatoire en prévision du transit de Vénus. L'observation, dirigée par Charles Green, assistant du nouvel astronome royal Nevil Maskelyne, a pour but principal de recueillir des mesures permettant de déterminer avec davantage de précision la distance séparant Vénus du Soleil. Une fois cette donnée connue, il serait possible de déduire la distance des autres planètes, sur la base de leur orbite. Malheureusement, les trois mesures relevées varient bien plus que la marge d'erreur anticipée ne le prévoyait. Lorsque l'on compare ces mesures à celles effectuées au même instant en d'autres lieux, le résultat n'est pas aussi précis qu'espéré. Après trois mois d'escale, Cook décide de reprendre la navigation pour accomplir le reste de sa mission : l'exploration du Pacifique sud et la découverte du continent austral.
La rencontre avec Tupaia.
Tupaia est né vers 1725, originaire de l'île de Raiatea. C'est un grand prêtre et surtout un grand navigateur, largement reconnu dans la communauté polynésienne. Poussé par le naturaliste Joseph Banks, le capitaine britannique prend Tupaia à bord de l 'Endeavour afin qu'il l'aide dans sa mission. Cependant l'équipage s'interroge sur les capacités du Polynésien à les guider dans le grand océan, en le voyant embarquer sans rien avec lui.
En effet, le savoir maritime polynésien est un savoir mémorisé qui se transmet oralement depuis la nuit des temps. Il consiste en une technique d'observation très pointue des éléments en mer, elle-même s'appuyant sur une expérience, collective et individuelle, et une connaissance de l'océan dont la mémoire est celle des grands navigateurs. Tupaia est de ceux-là et à mesure que l' Endeavour s'éloigne de Tahiti et accoste les différentes îles de la Société, dûment pointées par le Polynésien, Cook et ses hommes sont obligés d'acquiescer devant la supériorité maritime de leur invité à bord. Tupaia est donc l'homme clef d'un périple qui mène l' Endeavour de Tahiti jusqu'en Nouvelle-Zélande, puis en Australie et jusqu'à Batavia (Djakarta), en Indonésie. Cook note que Tupaia lui a déjà énuméré le nom de plus de 70 îles, tout en attendant encore la certitude de leur position exacte. Huit mois plus tard, Tupaia a convaincu James Cook : il va inventorier les îles que Tupaia a mentionnées en les positionnant par rapport à Tahiti. Il s'ensuit une liste de 74 îles à laquelle Cook ajoute: " Cette liste a été dressée à partir de la carte des Iles dessinée de la main de Tupia, lui qui il y a peu nous avez listé près de 130 îles... ".
Alors que les connaissances géographiques, astronomiques et maritimes étaient traditionnellement enseignées aux seuls apprentis navigateurs polynésiens, Tupaia les partage avec le capitaine Cook. Il en résulte une carte intitulée " Carte des îles de la Société centrée sur Otaheite[1], Juillet‑Août 1769 ". On y distingue nettement Tahiti, Mehetia, Pukapuka, Savaii, Mauke, Hao et Rapa. L'étendue du savoir géographique de Tupaia est immense et couvre près du tiers de la surface du Pacifique : de Tonga, Samoa à l'ouest aux îles Marquises et Tuamotu à l'Est. Cependant, l'attribution même de cette carte à Tupaia est problématique, car il s'agit d'une carte dessinée de la main de Cook et l'original présumé, dessiné par Tupaia n'a jamais été retrouvée. Ce document associe deux systèmes de rapport au monde : les techniques non‑instrumentales de navigation des Polynésiens (notamment le compas des îles) et les sextants et boussoles anglaises. Cette dualité a longtemps empêché une lecture claire de la carte. " Formellement comparable à une carte occidentale avec points cardinaux, méridien, parallèle et contours des îles, son déchiffrage pose problème : certaines îles semblent mal positionnées, d'autres ne sont pas identifiées ".
La carte de Tupaia est en réalité constituée de compas des îles. À la différence des cartes marines occidentales, la position des îles y est relative (et non définie de manière absolue) au point central du compas : l'île ou la pirogue sur laquelle se trouve le navigateur. Ce document illustre donc en partie, une façon polynésienne de concevoir l'espace maritime et le déplacement en son sein : compte tenu de la rotation de la Terre, le ciel est en perpétuel mouvement au‑dessus et tout autour de la pirogue. Dans les représentations des marins polynésiens, leur embarcation devenait le centre d'une sorte de compas ou de boussole, divisé en secteurs, parfois appelés " maisons ". Chacun de ces secteurs, portant un nom, regroupait les informations concernant le passage du soleil, des étoiles (leur lever et leur coucher). Cet art de la navigation a perduré longtemps dans les archipels de la Micronésie, situés plus au nord et à l'ouest. Ces connaissances transmises jusqu'au XXe siècle montrent un rapport différent à la trajectoire, au mouvement : le point de référence étant la pirogue, c'est l'océan qui se déplace. Dans cette conception, les étoiles et les îles venaient à la rencontre des navigateurs.
La suite du voyage :
Après la traversée du Pacifique et la réalisation de la carte, l' Endeavour arrive en vue de la côte Nord-Est de l'île du Nord[2] le 8 octobre 1769. Les Britanniques débarquent le 9 octobre sur Aotearoa, le nom maori d'origine de l'île du nord de la Nouvelle-Zélande. Après un premier débarquement de quelques hommes, qui se voulait pacifique pour tisser les premiers liens, la situation tourne mal pour un Maori qui tentait de leur voler une de leurs deux embarcations. Après une seconde tentative quelques heures plus tard et cette fois en présence de Tupaia, James Cook note dans son Journal de bord : " Tupia parla aux naturels dans sa langue maternelle et ce fut une agréable surprise de trouver qu'ils se comprenaient parfaitement. "
Cette découverte permet d'établir le lien culturel et linguistique entre ces peuples établis sur des îles très éloignées depuis plusieurs siècles. Au-delà du rapprochement des communautés qui est dès lors avéré, James Cook va utiliser les talents de communication de Tupaia pour établir des relations cordiales avec les Maoris. Cependant, les choses ne sont pas toujours aisées, car selon les lieux les habitants ne sont pas tous favorables aux débarquements et des lieux leur sont interdits, en dépit des bons services de Tupaia qui essaie d'établir le lien. La situation est donc variable et selon les endroits des deux îles, ils sont bien ou mal accueillis, peuvent descendre à terre et échanger ou doivent rester sur l' Endeavour et poursuivre leur route. Le 25 octobre, Joseph Banks note dans son Journal de bord une discussion entre Tupaia et un Maori à propos du cannibalisme qui semble-t-il le répugne. Il s'en fait expliquer les causes et on lui dit qu'on ne mange que les corps des guerriers vaincus. En six mois de navigation autour des îles, Cook cartographie précisément la côte de Nouvelle-Zélande. Banks et Solander récoltent de nombreuses plantes et recueillent souvent avec difficultés des informations sur les mœurs guerrières des Maoris : leurs tatouages, leurs chants de guerre, leur pratique de l'anthropophagie, la conservation des têtes tatouées de leurs ennemis gardées comme trophées de guerre. Une étude comparative de quelques mots parlés à Tahiti et en Nouvelle-Zélande permet de comprendre la parenté des langues polynésiennes.
Après la Nouvelle-Zélande, et un détour par la Tasmanie, une partie du mois d'avril 1770 se passe en mer et le 28 avril, c'est la Nouvelle-Hollande (Australie) avec la découverte de Botany Bay. La déception de Tupaia est grande ainsi que celle de Cook et Banks, lorsqu'ils constatent que les Aborigènes et Tupaia ne se comprennent pas. C'est la fin du monde polynésien pour Tupaia. Le 16 juin, Joseph Banks note que Tupaia est atteint du scorbut. Sa santé est dégradée, on observe des taches livides sur ses jambes, malgré les médicaments administrés habituellement dans ce cas-là par le chirurgien du bord. Il n'est pas le seul, Charles Green est aussi très malade. Le 11 juin, l' Endeavour échappe de peu à un naufrage. La perte totale du navire est évitée de justesse. Il faut ensuite le réparer durant plus d'un mois, ce qui permet à l'équipage et Tupaia de se refaire une santé avec quelques produits frais.
En dépit du scorbut qui faisait des récidives sur ces corps malmenés par les privations, Tupaia et tout l'équipage accueillent l'arrivée à Batavia (actuellement Jakarta en Indonésie), comme une délivrance alors qu'en fait c'est le dernier port que beaucoup d'entre eux virent. Les premiers jours sont plaisants, mais la situation se dégrade très vite. Tupaia réclame de l'air car il suffoque à Batavia. Banks le conduit sur la petite île de Kuyper pour respirer mieux. Il décède le 26 janvier 1771, à l'âge de 25 ans. A leur retour en Angleterre en juillet 1771, on constate que le bilan de l'expédition est favorable, en dépit des nombreux décès dus aux maladies contractées à Batavia. Le passage de Vénus a été observé, la Terra Australis Incognita a été recherchée et les côtes de Tahiti, de la Nouvelle-Zélande et de l'Australie orientale ont été cartographiées. La rencontre avec Tupaia demeure un grand moment de cette expédition et grâce à son embarquement à bord de l' Endeavour et aux journaux de bord qui ont relaté son voyage, il est entré dans l'Histoire.
Pour en savoir plus :
Joan Druett (trad. de l'anglais par Henri Theureau et Luc Duflos), Tupaia, le pilote polynésien du capitaine Cook, Tahiti, Éditions URA, 2015,
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