Selon le Tantra, tout dérive des deux premiers instants, Shiva et Shakti.
Mais tout ceci est expérience :
Dans une approche, Dieu est « a ». Bouche bée, silence, son qui n’en est pas encore un, inarticulé, jailli du tréfonds de la gorge, indifférencié, simple. Dites « a » : unité, ouverture ressentie comme ouverture de la bouche qui se prolonge en ouverture du cou, de la poitrine, jusque dans les jambes et dans le sol.
C'est le Bindu ".", Lumière totale. Silence simple.
Dans cette transparence émerveillée, l’étonnement devient soupir : la Déesse. Je laisse le « a » devenir « hhh… », sourd et subtil. Un souffle muet, gros de tous les mots, de tous les cris. Mais comme ce Souffle de Vie n’est pas séparé du mystère de Dieu, il redevient vibration, « a ». Un « aha », long comme la caresse d’un archet sur le corps du violoncelle, lourd, « gras », comme dit un tantra.
C'est le Visarga ":", extase à la racine de tout. Vibration du coeur.
Et voici que cette étreinte du sonore et du sourd, de l’espace et du vent, engendre. Il engendre dans la félicité, car c’est dans l’extase que l’on crée, nous enseigne Diotime, car « être » est plaisir, nous dit encore la Triade. La bouche se referme doucement. A-ha-m : "Je suis".
Mais la « contraction » de l’individu est une ouverture, une promesse d’éveil : après « aha » vient la résonance « mmm… » qui se fait de plus en plus subtile (anu, « individu », veut aussi dire « subtil »), jusqu’au silence conscient, retour au « a » originel. Ma-ha-a : grand, vaste, infini.
C'est Nara, l'Individu, issu de l'union du Père et de la Mère, enfant androgyne.
Ainsi la boucle, « terrible et mystérieuse » selon l’expression de Maître Eckhart parlant de la Trinité chrétienne, se retrouve dans une reconnaissance pleine de gratitude, se referme, mais sans jamais s’arrêter. Ce mouvement circulaire, d’ici à ici, de l’infini à l’infini, immobile, est l’individu, mystère de la personne. L’espace se fait point pour que le point s’étale ensuite, se dilate, ce que l’on ressent dans l’amenuisement du « mm… ».
Et voici que la boucle est bouclée, « sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence, nulle part », selon la belle énigme du Livre des Vingt-quatre philosophes.
Elle révèle alors son secret, son « grand non-secret » dit Abhinava : Dieu (« a », l’Indifférencié) étreint la Déesse (« ha », le Souffle sacré), qui enfantent ainsi l’Individu (« m », le point), qui s’en retournent à l’Indifférencié. Or, « aham » signifie, en sanskrit, « je ». Cette atemporelle valse à trois temps est réalisation de soi, déploiement, comme un éventail de possibles, comme le sondage de l’abyme de soi, affranchi de toute définition d’un « soi ». Tout ceci, ces milles expériences de vie, sont une seule mélodie, le chant de l’étonnement d’être.
Union, séparation, contraction, éclosion… Ainsi, aham, à l’envers, devient mahâ, l’immensité, la totalité et l’acte de grandir à l’infini, d’englober toujours davantage les contraires. Le jeu de la Triade est ainsi une expansion sans fin.
Mais l’essentiel est que ce mouvement d’éclosion passe nécessairement par l’individu. Pourquoi ? Je ne sais pas. Gratuitement, parce que l’amour est gratuit, sans doute. Pourquoi l’Un et l’Autre enfantent-ils ? Par amour. Cela devrait suffire. Je suis, vous êtes, nous sommes cet enfant de l’amour. Abhinava est très clair à ce sujet : « La conscience divine est une mer [une mère ?], or il n’y a pas de mer sans vagues ». Chaque individu est une vague unique, fille et fils de la palpitation océane.
Ce jeu d’amour, disais-je, la tradition du Cachemire le désigne comme « triangle du cœur ».
A l’origine, l’Un. Mais l’Un solitaire n’est pas même encore « un » tant qu'il ne sait pas sa solitude. Il prend conscience : « je suis ». Et voici le Deux. Et emporté par son élan, il se dit « je suis cela ». Voici les trois pôles de l’extase créatrice. Ils forment le Triangle du Cœur, âme et substance de toute chose, vraie vie à laquelle nous aspirons tous. Dans la voie spirituelle nous retrouverons donc, à chaque moment, les deux instants symbolisés par le Dieu et la Déesse, notre âme s’en trouvant à chaque fois régénérée à un degré supérieur, comme en un mouvement spiralé et sans fin.