Jean Breton – Ce soir

Par Stéphane Chabrières @schabrieres

Ce soir, il fera plus noir que d’habitude
Avant minuit les pins déjà prennent une allure
de condamnés.

Pourquoi me refuser à ce cri qui me viole ?

J’ai envie de vomir.
Roulent les pierres de toutes couleurs entassées
dans mon cœur
sous la bâche trouée de ma mémoire
et m’écrase ton merveilleux dédain
qui s’évanouit dès l’aurore.

Protégé par mon hiver taciturne
je cherche un chant propre à éblouir la neige.
J’ai beau avoir brisé les jarrets de la souffrance
et expédié dans un autre monde les délires de la foi,
cette faim d’amour me torture
si je laisse échapper peu à peu mon emprise sur le royaume souterrain.

Triste hiver, hiver lamentable, sans idéal,
un bourreau seul pourrait m’entendre, me comprendre
– ce confesseur nostalgique de la mort –
et si ma mémoire ne se sépare pas de tes mille crimes, Seigneur !
il me reste pourtant l’anathème,
et ma haine, et l’obscénité
et je lancerai ces mots en caravane
à travers la pampa de l’absolu.

Non ! Nous ne sommes pas promis aux anges
ni aux musiques dosées des nuages bleus,
nous sommes vivants et criminels,
simplement vivants, criminels irresponsables,
pour le court-métrage d’un bref tapis d’existence,
sans crainte et sans espoir,
l’œil braqué sur la pendule de l’Histoire,
un verre à la main,
lucides et fiers,
capables de tous les bilans,
prêts à nous faire couper la tête sans façons.

***

Jean Breton (1930-2006) – Christophe Dauphin, Jean Breton, le soleil à hauteur d’homme (Les Hommes sans Epaules n°22, 2006)