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Historicisation(s)

Publié le 27 mai 2021 par Jean-Emmanuel Ducoin

Historicisation(s)Republier Mein Kampf, d’Adolf Hitler…

Édition. Voici l’impossible chronique ; celle de l’édition d’un livre horrible. Depuis plusieurs années déjà, le projet était avancé et même… totalement achevé. Dès 2015, alors que la perspective devenait réalité, le bloc-noteur avait questionné « l’affaire » en ces termes : «Rééditer le livre d’Hitler, avec les précautions d’usage, oui, pourquoi pas, en tant que travail de mémoire. Mais pourquoi ? Et comment?» Le temps a passé, la publication de Mein Kampf fut maintes fois repoussée face aux critiques sur l’opportunité de ressortir cet appel à la haine. Au nom des victimes de la Shoah, quelques personnalités s’étaient indignées de cette éventuelle perspective, ainsi que plusieurs associations juives. Nous y sommes: ce 2 juin 2021, Fayard sort une édition critique et scientifique de Mein Kampf. Diffusé à 10 000 exemplaires et exclusivement accessible en commande chez les libraires, le manifeste du nazisme sera donc assorti d’un impressionnant appareillage critique. Sur le plan technique, bien des écueils ont été évités : une couverture blanche, où n’apparaît pas le nom d’Hitler, un pavé de 1 000 pages et 3,6 kilos à la mise en scène minimaliste, sans parler du titre universitaire: Historiciser le mal. Le tout au prix exorbitant de 100 euros et l’interdiction absolue de mettre l’ouvrage en vitrine. Personne ne pourra dire que Fayard cherche le « coup d’édition »…

Source. Publier le livre antisémite d’Adolf Hitler, le seul qu’il ait jamais signé de son nom : la polémique va resurgir. Chacun reconnaît le caractère imbitable de cet ouvrage écrit en prison entre 1924 et 1925, après le putsch manqué à Munich contre la République de Weimar. Comme le soulignent les historiens, Mein Kampf est dans sa première partie l’autoportrait d’Hitler et, dans sa seconde partie, l’exposé de ses obsessions les plus monstrueuses. La vie ne serait qu’une lutte à mort entre les «forts» et les «faibles», entre les «races dominantes» et les «races serviles», au profit d’un monde germanique aryen supérieur par l’écrasement du monde juif. Une horreur. En France, depuis janvier 2016, ce texte harassant, mensonger et sinistre est tombé dans le domaine public, soixante-dix ans après la mort de l’auteur, conformément à la loi. À ce propos : la loi française, précisément, interdit toute publication dudit texte s’il redevenait un instrument de propagande, autrement dit s’il était édité tel quel, sans commentaires. Ce qui n’est pas le cas, puisqu’il se trouve assorti de 2 800 notes, explications et avertissements. «Contrairement à ce qui a pu être dit parfois de manière hâtive, voire malhonnête, notre intention n’a jamais été de republier Mein Kampf, insiste Sophie de Closets, présidente des éditions Fayard. Mais c’est une source importante de notre histoire.»

Dynamite. Le texte allemand avait été traduit en français en 1934 et publié par Fernand Sorlot, éditeur de la droite extrême. Le nouveau traducteur, Olivier Mannoni, a aboli tous les ajouts «littéraires» que son homologue de l’époque avait cru devoir instiller, tentant de revenir à «l’exacte réalité de ce texte», de renouer avec sa substance insane, sa lourdeur insistante, consubstantielle des obsessions et de la folie paranoïaque de l’auteur : «La première caractéristique de ce texte, c’est son illisibilité. Le texte est confus, hypnotique par sa confusion même.» La retraduction ne forme d’ailleurs qu’un tiers d’Historiciser le mal, chacun des vingt-sept chapitres étant précédés de longues introductions de mise en contexte, écrites par un comité d’une douzaine d’historiens. Sachant que la version concoctée en Allemagne sous l’égide de l’Institut d’histoire contemporaine de Munich s’est déjà vendue à près de 100 000 exemplaires depuis 2016, reste une question cruciale. Malgré toutes les précautions, réelles et sincères, doit-on pour autant balayer d’un revers de main le débat éthique et politique du moment? Rappelons-le: Mein Kampf n’est pas n’importe quel livre. Même à l’état d’objet fétiche ou symbolique, il est à manier comme de la dynamite… en une époque où les démons de la xénophobie et du fascisme ressurgissent au grand vent. 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 28 mai 2021.]


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