" Hélas, on n'était pas paysan. On était baron et sous-lieutenant des uhlans. on n'avait pas de chambre en ville comme les camarades. Charles-Joseph Trotta demeurait à la caserne. la fenêtre de sa chambre donnait sur la cour. Les chambrées des hommes étaient en face... Charles-Joseph n'alluma pas. Le front appuyé contre la fenêtre qui le séparait apparemment de l'ombre, mais qui était, en réalité, comme la paroi extérieure., fraîche et familière, de l'ombre elle-même, il plongeait ses regards dans l'intimité des chambrées éclairées d'une lueur jaune. Il aurait volontiers fait échange avec l'un de ces hommes. Ils étaient assis là-bas, à moitié déshabillés, dans les grossières chemises fournies par le régiment, ils laissaient baller leurs pieds nus sur le bord de leurs couchettes, chantaient, causaient et jouaient de l'harmonica. À ce moment de la journée - l'automne était déjà avancé - , une heure après l'appel, une heure et demie avant l'extinction des feux, la caserne toute entière ressemblait à un gigantesque navire. Et il semblait aussi à Charles-Joseph qu'elle se balançait doucement et que les misérables lampes à pétrole, jaunes sous leurs grand abat-jour blancs, oscillaient au rythme régulier des vagues de quelque océan inconnu. Les hommes chantaient des chansons en une langue ignorée, une langue slave. Les vieux paysans de Sipolje l'auraient comprise ! Le grand-père de Charles-Joseph l'aurait peut-être comprise encore ! Son énigmatique portrait s'embrumait sous le plafond du fumoir. Les souvenirs de Charles-Joseph se cramponnaient à ce portrait comme à l'unique et dernier signe que lui avait légué la longue lignée de ses ancêtres inconnus. Lui, il était leur descendant. Depuis qu'il avait rejoint le régiment, il se sentait le petit-fils de son grand-père et non le fils de son père ! Ce qu'il était même, c'était le "fils" de son étrange grand-père ! En face, ils soufflaient sans arrêt dans leurs harmonicas. Charles-Joseph distinguait nettement les mouvements des grosses mains hâlées qui faisaient glisser l'instrument sur leurs lèvres rouges et il apercevait de temps en temps, un rapide éclair métallique. La grande mélancolie de cette musique filtrait à travers les fenêtres fermées, et l'image radieuse du pays natal, de la maison, de la femme et des enfants remplissait les ténèbres . Au pays, ils habitaient de petites chaumières. la nuit, ils fécondaient leurs femmes et le jour leurs champs. L'hiver, la neige blanche s'amoncelait autour de leurs huttes. l'été, le blé mûr déferlait autour de leurs hanches. Ils étaient des paysans, des paysans ! Et la race des Trotta n'avait pas vécu autrement ! Pas autrement !..."
Joseph Roth, extrait de " La marche de Radetzky" Édition originale 1950, Éditions du Seuil 1982. Du même auteur, dans Le Lecturamak :