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Les chasses aux sangliers, Bernard Traimond : entretien

Publié le 25 mai 2021 par Antropologia
Les chasses aux sangliers, Bernard Traimond : entretienCairn, Morlaàs, 2021.

On comprend que cela faisait bien longtemps que tu prenais des notes. As-tu toujours eu l’intention d’écrire ce livre ou l’idée est-elle venue récemment ?

Ce livre répond à une commande de Cairn après la publication de Rugby, palombes, cercles. J’avais écrit sur la chasse vingt-cinq ans plus tôt (palombes, alouettes, braconnage), mais surtout ces enquêtes m’avaient permis de sortir de la revisite du folklore, en vogue dans l’anthropologie européaniste d’après 1968 : je devais écouter les chasseurs qui me parlaient d’autres choses que des objets favoris de l’époque. Bien plus tard, quand je les rencontrais je notais quelques situations particulièrement intéressantes comme celle « mets-le à moi » sur laquelle j’avais fait une chronique de « l’ordinaire bordelais » le 20 décembre 2015. En outre, le moment de la rédaction a coïncidé avec la saison de la chasse et chaque W-E m’apportait une gerbe d’informations et de réflexions. Je ne m’en souviens guère mais j’ai le sentiment que ce livre est aussi la chronique de six mois de battues. En particulier, la première scène décrite dans le livre est arrivée me semble-t-il alors que je commençais à l’écrire. Il doit être possible de repérer les dates données dans le livre, les informations non datées et les situations présentées pour établir la genèse du livre : mais ce serait beaucoup de travail pour un résultat peu utile.

Tu t’es toujours dit indigène quand tu enquêtais et écrivais sur les Landes. Or dans ce livre, tu peines à te définir comme tel. Pourquoi ?

Les battues m’ont appris qu’au binarisme indigène/étranger doit se substituer, comme toujours, une continuité de statuts. Je suis né dans les Landes et je parle gascon mais la frontière linguistique entre « lo gascon clar e lo gascon negue » passe au sud et à l’ouest de la commune où j’habite et chasse. Je n’ai donc pas l’accent de la plupart des chasseurs quand nous parlons gascon. En outre, je ne peux que constater les relations sociales alors que leur histoire, évidentes pour tous, restent opaques à moins que je ne m’en préoccupe ce qui n’est pas le plus aisé. Des choses qui se savent ne peuvent se dire. Ainsi, on m’a désigné quelques collabos dans la commune mais je ne saurais aller plus loin, poser des questions supplémentaires afin de ne pas froisser les descendants qui n’y sont pour rien. Je ne peux donc accéder à presque aucune connaissance de l’histoire des relations personnelles, des conflits, des animosités, des distensions, des luttes, des alliances, des amitiés, des parcours. Je peux demander, et on peut me répondre, mais cela restera toujours parcellaire d’autant que comme je l’ai écrit, sous des échanges policés peuvent se cacher d’antiques antagonismes qui m’échappent. En outre, je cherche à me faire accepter, et la chasse a bien évidemment été un instrument d’intégration, mais cela ne peut occulter des dissonances, tel mon mystérieux travail à Bordeaux. J’ai pourtant bénéficié de la caution de deux anciens élèves de mon père aujourd’hui décédés, qui fut un an, instituteur dans la commune voisine, il y a un siècle. Être indigène est une question d’échelle et de temps. Je suis Landais dans la Lande mais pas partout avec la même intensité.

Je te cite, page 58 tu fais une saillie contre l’anthropologie exotique : « Et pourtant, j’ai la conviction que je suis chez moi, que je parle leur langue, le gascon, mais ma profession, mon statut social et symbolique et le fait que je ne sois pas né dans la commune m’éloignent des compétences qu’exige une connaissance de l’intérieur, at home. Mais que peut comprendre à tout cela un anthropologue dans les sociétés exotiques ? » Est-ce que selon toi, il est impossible de faire de l’anthropologie hors de chez soi ?

Toute la question, et c’est un des thèmes du livre, est de savoir d’où l’on parle. J’ai voulu dire dans cette phrase que même immergé depuis des décennies parmi ces personnes, je reste un étranger et je n’accède donc, qu’à une fraction des informations dont dispose tout lignage de la commune comme je l’ai déjà dit. Un séjour de quelques mois, où que ce soit, ne permet pas de démêler les relations entre les personnes. C’est ainsi, mais encore faut-il en avoir conscience et le préciser. Peut-être que l’anthropologie pourrait gagner en crédibilité si elle précisait chaque fois d’où parle l’enquêteur et en présentant les implications qu’il a pu établir avec les personnes qu’il étudie. Même si je ne le découvre qu’après coup, je crois que c’est un aspect essentiel des Chasses aux sangliers. Leiris a le droit de traverser l’Afrique à grandes enjambées parce qu’il le dit. Milhé ne parle que des relations qu’elle a pu hâtivement établir quitte à revenir. Ni l’un ni l’autre, n’affirment présenter l’état d’une société et c’est ce qui fait l’intérêt de leurs textes. Ils ne prétendent pas aller au-delà de ce qu’ils ont constaté. Ils restent dans l’observé et refusent le déduit, pour reprendre le vocabulaire de De Certeau. Ce droit d’élargir les propos n’appartient qu’au lecteur, en aucun cas au chercheur.

Merci pour cet éclaircissement qui me semblait nécessaire. Je reviens sur la question de l’anthropologie indigène. Je t’ai souvent entendu dire que vous aviez, à une certaine époque, beaucoup d’attentes et d’espoirs quant à l’anthropologie indigène et qu’à l’arrivée elle s’est avérée décevante, conformiste. Pourtant, en te lisant, j’ai l’impression de « vivre » une battue, de l’intérieur. Alors un anthropologue disons étranger au village aurait-il pu faire le même travail que toi ?

Une fois le principe posé, « l’ethnologie due à des originaires » pour reprendre encore Leiris, il est vrai que les quelques exemples rencontrés furent décevants : les anthropologues indigènes étaient encore plus académiques que les autres. Mais cela doit changer ou en tout cas, changera.

Un anthropologue « étranger » pourrait faire la même chose (ou mieux) que moi mais pour cela comme « ce n’est pas par une observation passive de la réalité qu’on peut la pénétrer » (Sartre, Situations 1, p.282), il lui faudrait passer l’examen de permis de chasser, le payer, aller tous les W-E aux battues, ce qui suppose se lever tôt l’été et braver le froid l’hiver. C’est possible mais il faut le faire. Dans le livre je précise mes motivations autres que la simple chasse.

Tu prends beaucoup de précautions comme si tu éprouvais « l’inconfort du terrain », expression empruntée à Martin de la Soudière. Peux-tu nous parler de cet aspect et nous dire, à l’arrivée, comme a été reçu ton livre ?

Ce que je craignais, c’est que le livre ouvre des conflits tels ceux qu’a soulevés Eric Chauvier avec sa Petite ville. J’ai donc présenté le manuscrit au Président de la Société de chasse qui m’a donné son accord. Quand il a été publié, je lui ai porté le livre. Il en avait les larmes aux yeux. Mais comme je ne sais sa diffusion, je n’ai pas d’autre écho. Et les battues, occasion de rencontres entre chasseurs, ne vont reprendre que dans quelques semaines…

Une dernière question, sur l’écriture bien sûr ! Je ne sais s’il faut parler de rupture mais ce livre me semble singulier par rapport à l’ensemble de ton travail. Comment t’est venue l’idée de ces courts textes juxtaposés dont l’organisation -s’il y en a une, ne saute pas aux yeux ?

C’est le résultat d’une réflexion sur l’écriture de l’anthropologie, de la lecture de vos livres (Chauvier, Milhé…), de la constatation que nous faisions une « anthropologie de situations », de la relecture du livre de Bensaïd et Weber Mai 68, une répétition générale fondé sur le plan, poétique devenue insupportable. Des scènes ou des considérations successives qui s’articulent les unes aux entres en continuité ou en rupture, présentent quelques facettes de pratiques qui ne sont pas exhaustives et proviennent chacune d’un point de vue différent ne serait-ce qu’en raison de « l’irréversibilité du temps ». Les juxtapositions de textes courts permettent de rendre compte de l’incohérence des observations. Peut-être aussi que les « chroniques de l’ordinaire bordelais » ont joué leur rôle.

La continuité du livre repose sur le lien ou la rupture, entre la fin d’un chapitre et le début de l’autre. Il s’agit d’un récit qui veut juxtaposer diverses situations hétéroclites pour chercher dans l’écriture une continuité étrangère à l’enquête..


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