Bien avant la déferlantes de déboulonnages de statues des mois de mai et juin 2020, trois artistes, Joiri Minaya, Hew Locke, Karin Olivier s’étaient appropriés cette problématique : comment pouvons – nous réinventer ce qu’est un monument ? Avons-nous besoin de monuments ? Un monument doit – il être obligatoirement une représentation héroïque et phallique ?
Leurs propositions sont soit des interventions éphémères pour Joiri Minaya et Karyn Olivier soit des travestissements sur photographies pour Hew Locke et Joiri Minaya.
Joiri Minaya est une artiste multidisciplinaire née en 1990 aux États-Unis et élevée en République dominicaine. Elle vit et travaille à New York. Sa pratique confronte les représentations historiques et contemporaines de la féminité noire, de l’identité tropicale afin de décoloniser et subvertir les histoires imposées et les représentations hiérarchiques de la culture. A l’occasion d’une exposition à la Galerie nationale des Bahamas prévue le 12 octobre 2017, le Christophe Colomb Day, puisque le 12 octobre 1492, le navigateur génois atteignait le « Nouveau monde », Joiri Minaya avait proposé de recouvrir une statue de Christophe Colomb à Nassau. Joiri Minaya voulait ainsi souligner la relation entre la colonisation et le tourisme de masse. Ces statues deviennent des sites touristiques, incluses dans les circuits de visites, commentées, photographiées. L’artiste proposait le camouflage de la sculpture comme stratégie créative. Le monument aurait été habillé de tissu, du spandex, imprimé de motifs créés par elle, inspirés de plantes tropicales considérées comme des plantes de résistance, susceptibles d’empoisonner ou de purifier. Elle pensait son action artistique comme une pratique décoloniale, un exercice de désapprentissage de la colonisation, d’exorcisme du passé, de réaffirmation de soi.
Proposition for artistic intervention on the Columbus statue in front of the Government House in Nassau,
The Bahamas 2017
L’emballage du monument n’a pu être réalisé car le service des monuments historiques des Bahamas n’en a pas accordé l’autorisation. Joiri Minaya a choisi alors de provoquer un débat public sur cette question en éditant des cartes postales représentant la statue emballée et invitant le public à écrire son avis sur le projet sur ces cartes postales.
Cependant en décembre 2019, Joiri Minaya a réussi à voiler deux statues à Miami dans le cadre de Fringe project. Elle a masqué les statues de Ponce de Leon à The Torch of Friendship et de Christopher Columbus derrière le Bayfront Park Amphithéâtre de Miami. Pour cette intervention, l’artiste a choisi des plantes utilisées dans les traditions amérindiennes et noires comme métaphores de la résistance, les plantes dotées de pouvoir de poison-guérison ou poison-défense ou utilisées dans les traditions de purification, l’éloignement des mauvais esprits.
Pour habiller la sculpture de Ponce de Leone, c’est le manchineel, utilisé pour empoisonner les flèches des Calusa qui ont su résister longuement à la colonisation, et le coontie, dont les indigènes faisaient du pain, qui ont retenu l’attention de l’artiste. Christophe Colomb, quant à lui, se voit revêtu de motifs végétaux de ricin et de houx de youpon. Le ricin apporté aux Amériques par les esclaves est à la fois toxique et bénéfique, une fois débarrassé de certains principes.
Joiri Minaya Emballage de la statue de Christophe Colomb de la plaza colonial , Saint-Domingue, République dominicaine, 18 janvier 2021.
Hew Locke est né à Édimbourg, au Royaume-Uni, en 1959. Il a vécu de 1966 à 1980 à Georgetown, au Guyana. Il vit actuellement à Londres. Il a obtenu un B.A. Fine Art à Falmouth (1988) et une M.A. Sculpture au Royal College of Art de Londres (1994). En 2000, il a remporté à la fois un prix Paul Hamlyn et un prix East International.
Depuis la décennie quatre – vingt – dix, Hew Locke est littéralement obsédées par les statues. Lors de chacun de ses déplacements, il les observe attentivement : où sont – elles érigées ? Qui représentent – elles ? Elles nourrissent sa réflexion sur la notion de héros et sur notre relation avec la sculpture publique monumentale.
L’artiste a tout d’abord commencé par proposer d’intervenir sur des monuments londoniens mais confronté au refus rencontré, il a, à partir de 2005, réalisé des transformations sur photographies. Plusieurs séries se succèdent depuis 2005 : Natives & colonials 2005, Restoration 2006, Sikandar 2010, Tate 2015, Patriots 2018, Souvenir 2019.
Hew Locke admire ces monuments historiques qu’il trouve esthétiquement réussis et éprouve un véritable respect pour leurs auteurs mais pratique cependant ce « vandalisme conscient » pour provoquer une réflexion sur l’histoire et sur la sculpture monumentale. Il s’agit pour le plasticien de déplacer les frontières entre la sculpture et la photographie, de voir comment elles s’associent et s’imbriquent mais aussi de revisiter l’histoire. Il réfléchit longuement aux monuments commémoratifs qu’il retravaille. Ainsi préfère – t-il laisser en paix les personnages qui n’ont pas d’antécédents douteux comme Emily Pankhurst ou Florence Nightingale. Sa série Restoration, commanditée par la ville de Bristol, comprend quatre photographies monumentales de statues d’hommes commémorés comme des héros à l’apogée de l’Empire britannique – Edmund Burke, Edward Colston, Edward VII et Samuel Morley. Les ornements de bijoux fantaisie et les babioles en plastique de Locke rappellent les richesses accumulées par l’Empire qui, combinées à l’emplacement des statues à Bristol, font allusion aux profits de la traite des esclaves. La statue de l’esclavagiste de la fin du XVII ème siècle, Edward Colston, qu’il avait transfigurée en 2006 dans cette série Restoration, a été déboulonnée et jetée dans la rivière Avon à Bristol lors des manifestations Black Live Matter.
En 2010, Hew Locke a soumis une proposition pour le quatrième socle de Trafalgar square. Le quatrième socle de Trafalgar Square est l’un des quatre piédestaux situés à chacun des coins de Trafalgar Square, place publique de Londres. Le socle de l’angle Nord-Ouest, édifié en 1841, a la particularité de ne porter aucune statue. Une statue équestre du roi Guillaume IV du Royaume-Uni devait à l’origine être érigée sur le socle mais les fonds étant insuffisants, le socle est resté vide.
Depuis 1999, le quatrième socle, The fourth plinth, est un espace d’exposition temporaire pour la sculpture contemporaine. En 1998, la Société royale pour l’encouragement des Arts, Manufactures et Commerce (RSA), dans le cadre du Fourth Plinth Commissioning Group, a commandé une série de trois œuvres à exposer temporairement sur le socle, suscitant d’infinis débats. En 2004, une deuxième commande a été organisée et six artistes internationaux ont été présélectionnés pour créer une œuvre d’art afin d’occuper le socle vide pendant douze à dix-huit mois.
Une proposition de Hew Locke a été pré-sélectionnée. C’est une réplique de la statue du maréchal Sir George White (1835 – 1912) érigée à Portland Place. Elle aurait été transformée en objet de vénération, ornée d’une cuirasse, de perles, de médailles, d’armes, de trophées, de bijoux, les vieilles boîtes de conserve. Et il faut reconnaître qu’alors, surmontée par l’oeuvre de Hew Locke, le quatrième socle aurait fière allure
A l’exception de la série Souvenir où Hew Locke a utilisé la troisième dimension en customisant des buses de porcelaine, les œuvres sont des photographies de statues sur lesquelles il accroche des chaînes, des perles, des médailles, des pièces de monnaie réelles ou fausses, des ex-votos, des talismans, des cauris, des rubans. Les ornements sont choisis en fonction du passé du personnage. Des effigies d’esclaves inspirées de dessins de William Blake sont suspendues sur Washington. Des crânes, des squelettes, une tête d’indien en médaillon ornent le buste de Stuyvesant.
Les bustes, des souvenirs du Crystal Palace, conçus pour ressembler au marbre le plus cher, sont à l’origine des bibelots à exposer dans les maisons de la classe moyenne. Hew Locke y applique le même processus de décoration accumulative et significative.
« Ma démarche est complexe, ce n’est pas simple, cela consiste à superposer des couches de sens et des couches de matériaux littéralement. Un excellent exemple de ma méthode, de mon plan et de ma façon de travailler est Sikander, qui parle de l’engagement militaire actuel de la Grande-Bretagne et de l’Occident en Afghanistan et qui le relie à Alexandre le Grand au fil des siècles. Mais je le fais d’une façon que je trouve belle. L’excitation esthétique et visuelle est déterminante dans la réalisation de l’oeuvre. Mon intervention n’est pas didactique. Elle ne dit pas si nous devrions rester ou partir. Elle suggère simplement une autre façon de penser. Je veux parler de l’histoire cachée, de ce qui n’est pas révélé sur les cartels » confirme Hew Locke.
Les monuments sont érigés sur l’idée qu’une nation a collectivement décidé qu’un personnage ou un évènement doit être rappelé, honoré et célébré. Mais, en réalité, les voix sont rarement unanimes. Karin Olivier aborde la question de ce qui pourrait être fait avec les monuments existants pour mettre à jour leur résonance contemporaine. Karyn Olivier , née en 1968, est une artiste et éducatrice installée à Philadelphie . Elle crée des œuvres d’art public, des sculptures et des installations qui exposent les contradictions sociales, politiques et économiques et les résidus de l’esclavage dans la culture contemporaine.
The Battle Is Joined (2017) de Karin Olivier est une intervention publique temporaire réalisée en collaboration avec Monument Lab et Mural Arts Program. Karin Olivier a dissimulé le mémorial de la bataille de Germantown (Vernon Park, Philadelphie) avec une structure réfléchissante. Battle of Germantown Memorial est un monument de 20 pieds de haut construit à Vernon Park en 1903, dédié à une escarmouche de la guerre d’indépendance entre les troupes américaines et britanniques dans une ancienne colonie coloniale. Aujourd’hui, Germantown est un quartier ouvrier de la ville à prédominance afro-américaine. L’intervention débarrasse cette statue colossale de sa lourdeur et le monument reflète littéralement le paysage, les gens et les activités qui l’entourent. Karin Olivier a recouvert le monument de miroirs afin de perturber la verticalité du monument à travers les différents axes et orientations que la surface réfléchissante crée mais également afin de rapprocher les gens les uns des autres, de leur environnement et de leur histoire vivante. Le spectateur peut ainsi réfléchir aux liens qui unissent le parc, l’œuvre et lui-même. The Battle is joined fait également référence à un autre monument de Vernon Park, conçu par Albert Jaegers et dédié à Francis Daniel Pastorius, un colon allemand qui a mené une manifestation Quaker contre l’esclavage en 1688. La construction du monument de Jaegers à Pastorius a commencé en 1908, mais pendant La Première Guerre mondiale, l’un de ses sponsors, le Département de la guerre des États-Unis, a dissimulé la structure parce que son apparence était perçue comme trop germanique, pas assez américaine. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la statue a de nouveau été mise en boîte et retirée de la vue du public. Ainsi l’œuvre de Karin prolonge cette histoire et encourage chacun à interroger les symboles hérités du passé et imaginer de nouveaux modes d’interprétation.
Ces propositions artistiques, certes aujourd’hui éphémères, n’en abordent pas moins la question de la cohabitation des œuvres du passé avec le présent ainsi que celle des divergences d’opinion sur les évènements historiques.
Dominique Brebion
2021