Au lendemain de ses 80 ans, je ne vous parlerai pas de sa musique. Ni de son prix Nobel, qui, à lui seul, est un chef d'oeuvre d'humour involontaire. Je vais vous parler de Bobby Z, le comique. Le farceur. Le moqueur. L'amuseur.
Parce que rire est toujours primordial et vital. Encore plus dans nos jours de restrictions.
À la fin de l'excellent film Inside Llewyn Davis des frères Coen, notre personnage principal, un chansonnier de Greenwich Village, en 1961, qui essaie de se faire un nom dans l'univers de la musique acoustique, quitte le Gaslight Café où il y connait ses meilleurs et ses pires moments, et la caméra nous laisse comme dernier plan, un petit frisé qui y joue peut-être pour la toute première fois. Dès la première note, par la silhouette au loin, et par la voix qui chante, on comprend tout de suite que c'est un Bob Dylan de 20 ans. À l'aube d'une des carrières les plus formidables de l'histoire de la musique.
L'intelligence des frères Coen ne nous offre que de la réflexion par ce plan. Qu'est-ce qui fera que Dylan sera phénoménal et que celui qu'on vient de suivre ne le sera jamais? Le génie? La chance? le timing? Le film reste ouvert sur la question. Mais forcé de trouver une réponse, je dirais que la personnalité et l'humour y seraient pour quelque chose. Ça peut paraître étonnant car il a souvent paru insolent, marabout et dans l'imagination publique, il est un chanteur engagé, devenu sérieux poète lauréat du prix Nobel.
Ce qui est peut-être sa plus grande blague. Celle de nous faire croire à son côté "engagé". Ce qui transparait parfois de sa fertile carrière de plus de 60 ans, c'est la comédie. Il a bien servi 6 décennies de chansons sur les coeurs brisés, l'apocalypse possible ou les multiples trahisons de tous genres, mais il l'a aussi très souvent fait avec un humour narquois, trempé parfois dans une vision assez cynique de la vie. Oblique. Suffisamment critique pour le placer assez facilement parmi les grands comiques Juif des États-Unis. Il le mériterait autant que son prix Nobel.
Il est drôle et c'est encore plus vrai quand il le nie lui-même. Quand on lui a suggéré qu'il avait un côté bouffon, il a nié en disant qu'il était quand même l'auteur de Masters of Wars et A Hard Rain's Gonna Fall des hymnes critiques sociaux passés à l'histoire. Mais la première grande supercherie de Bobby Z. a justement toujours été de nous faire croire qu'il était en mesure de dire et chanter la vérité tout le temps. Personne ne ment plus que Bob Dylan. Depuis le jour 1 de sa vie publique. De ses menteries blanches démasquées à l'utilisation de riffs très inspirées d'autres riffs. La comédie noire y est toujours glissée quelque part. Il faut l'entendre se réapproprier un tragique fait divers réel, à 20 ans, qui traitait de la noyade de plusieurs personnes sur un bateau de croisière surchargé sur la Rivière Hudson. Il y condamnait l'avarice qui a mené à la mort de ces pauvres gens. Dylan chantait ceci un pâté de maison du Comedy Cellar de New York qui s'y trouve maintenant. Ça n'existait pas en 1961, mais de jeunes Joan Rivers, Bill Cosby et Lenny Bruce se produisaient partout autour de lui alors, et peu de choses sont tombés loin des oreilles de ce très bon entendant. Dylan est une éponge.
Ses toutes premières performances le voyait utiliser des très longues cordes disant qu'elles avaient peut-être besoin d'une coupe de cheveux. Les premières chansons qui nécessitaient une pleine écoute de la part du public, était les talking blues, qui, comme le dit le nom était des chansons plus parlées que chantées, des chansons racontées, accompagnées à la guitare acoustique. Quelque chose existant facilement depuis les années 20. Talking John Birch Paranoid Blues en est un bel exemple. Ce morceau se moque de la paranoia communiste, le narrateur y trouvant de l'activité anti-Étatsunienne dans le coffre à gants de la voiture, dans sa télévision et dans le drapeau des États-Unis dont on s'inquiète du rouge. À la fin, le narrateur, complotiste, s'enquête sur lui-même.
Dylan se présente toujours comme un homme ordinaire, un lâche bien souvent, un pauvre type coincé dans des situations loufoques. On The Road Again, morceau de 1965, nous plonge dans la famille neurotique et dysfonctionnelle de la blonde du narrateur: "Weeeelll, I wake up this morning, there's frogs inside my socks, your mama she's hiding in the icebox, your daddy walks in wearin' a Napoleon Bonaparte mask" Il débute même trop vite, son band n'arrivant pas à partir en même temps que lui, ce qui le fait craquer et reprendre le morceau, ce qu'il gardera au montage final dans Bob Dylan's 115th Dream, dont le seul titre suggère que Bob compte et compile ses rêves, ce qui est déjà prompt, au ridicule. Une visite à la banque dans cette chanson de Bringing It All Back Home, lui fait dire "They asked me for some collateral and I pulled down my pants". Très tôt, on le voit adapter Black Cross de Lord Buckley, qui aura aussi inspiré Lenny Bruce et Robin Williams, et lui emprunter le terme Jingle-Jangle pour Mr. Tambourine Man. Buckley était fameux pour faire croise le language de la rue et la bible. Un tactique que Dylan utilisera lui-même avec des lignes comme "God said to Abraham, "Kill me a son", Abe said "Man, you must be putting me on"".
Dans la décennie suivante, Dylan est au sommet du monde de la musique et est mystifié. Mais dans ses albums "sérieux" et "malheureux", comme le fameux Blood on the Tracks, on peut entendre qu'il tire sur un homme et lui vole sa femme, qui elle, venait d'hériter de millions de dollars. Quand celle-ci meurt, il hérite de tout et lance un cabotin "I can't help it if I'm lucky".
Après une période légèrement plus en friche et en communion avec la fiction spirituelle, dans ses confuses années 80, il a connu une renaissance dans les années 90, et le dernier 25 ans lui a été pas mal généreux. Ovni Nobel à la clé. Et toujours aussi comique. Sombre, lourd, léger, mais aussi loufoque. Il a même travaillé avec Larry Charles (réalisateur de Borat et aussi co-scénariste de la série télé Seinfeld) sur un projet télé qui n'a finalement jamais vu le jour.
À son âge, la plupart des blagues seraient probablement de l'ordre du vieux papi pas mal moins en communion avec son époque. Son projet radio qui dure depuis plus de 100 épisodes où il présente ses intérêts musicaux n'est pas dénudé d'humour. Il a même passé un épisode entier de son podcast à traiter de l'humour et de son rythme.
Ça confirme que chez Dylan, l'humour fonctionne comme chez Chekhov. Comme une partie fondatrice de l'existence et non comme un moment passager.
Tu peux feindre un orgasme, ou simuler une composition "personnelle" à la guitare. Mais tu ne peux pas simuler ton âge ni un rire sans être trahi.
Hier, C'était les 80 ans de Bobby Z.