Les énergies cosmiques de la terre
miniature du Liber Divinorum Ce texte, paru dans le premier numéro de la revue La Sœur de L’ange (Printemps 2004), doit être mis en perspective avec les travaux récents d’Aude de Kerros et de Christine Sourgins dont la dénonciation de l’art contemporain se fonde sur l’authentique paradosis chrétienne.
La finalité de l’art – pourquoi l’art ? – pose le problème de l’homme : qu’est-ce que l’homme ? La redécouverte du paradigme anthropologique ternaire – corps-âme-esprit – réintroduit, sur les ruines de l’art moderne, la dimension spirituelle de l’espérance.
La distinction de l’âme et de l’esprit est la clef de ce que nous appelons l’art de l’espérance. Cette conception tripartite de l’homme, reflet du macrocosme, fut transmise à l’art roman par les deux sources grecque et hébraïque. Dans l’anthropologie de la chrétienté romane l’âme s’insère entre le corps et l’esprit. Cette position intermédiaire lui permet de se tourner – comme en ces miroirs si justement nommés psychés – aussi bien du côté du monde matériel que du côté du monde spirituel. La rupture de la modernité – et de l’art moderne – correspond au clivage de l’âme vers la matière.
Platon définissait ainsi l’inquiétude de l’homme déchu : « Celui qui désire une chose qui lui manque et ne désire pas ce qui ne lui manque pas » [1]. Notre âme vissée nous précipite dans l’abîme du manque – qui est désir – et nous chutons dans l’égarement de l’ennui ou l’angoisse de la déréliction. Mais l’ennui et l’angoisse ne sont pas du même ordre : à travers l’angoisse pointe la foi – première des trois vertus théologales – par laquelle peut se produire le déverrouillage de l’âme. C’est dans la perspective de la foi que se place l’art de l’espérance.
Dans son Quatrième évangile, Jean associe constamment la foi, pistis, à la connaissance, gnosis : les deux termes étant pour lui identiques. En effet, la foi hébraïque – hémounah – et sa retranscription grecque – pistis – ne portent pas sur l’existence de Dieu. La foi n’a rien à voir avec la croyance mais avec la connaissance : Dieu existe et sans lui rien n’existerait. Connaître Dieu n’est pas une possibilité mais une certitude : un impératif du Verbe. L’âme, ainsi déverrouillée, devient en instance d’espérance, il ne lui reste qu’à se convertir pour réaliser la vocation de l’art qui est la mise en dialogue du corps et de l’esprit, de la terre et du ciel.
La profondeur de l’esthétique contemplative conçoit l’œuvre d’art comme un miroir tourné vers la beauté de l’esprit. Ce retournement de l’âme est une grâce résultant de son dépouillement apophatique : l’art offre à l’âme la possibilité de s’extraire de son néant. Sur cette expérience essentielle, il y a chez Simone Weil un passage très éclairant, dans La connaissance surnaturelle, lorsqu’elle pose la question : « Que devient l’énergie d’un désir quand ce désir n’est pas satisfait ? » Si l’homme refusait de nourrir la partie charnelle de son âme, il se passerait en lui quelque chose d’analogue à ce que le corps éprouve dans le jeûne : dépourvu de nourriture, le corps digère sa propre substance. De même, l’âme qui ne mange pas se nourrit d’elle-même : « la partie éternelle digère la partie mortelle de l’âme et la transforme ».
Le nihilisme moderne, issu du déni cartésien de l’esprit, a ouvert la voie du totalitarisme technologique. Il est du plus grand intérêt d’observer combien l’industrialisation de l’œuvre d’art par les techniques de reproduction a modifié ontologiquement l’expérience esthétique. Tout s’est passé comme si l’industrialisation de l’imprimerie n’avait eu pour but que l’instauration d’une culture de masse mondialisée. Le changement réel introduit par l’imprimerie fut d’ordre économique : à partir du moment où le livre s’est multiplié, il est devenu possible de le vendre à un nombre plus important d’acheteurs et, par conséquent, de l’utiliser pour faire de l’argent. Cela a profondément modifié les dispositions de tous ceux – de l’auteur à l’éditeur – qui sont impliqués dans sa production. Dans un article célèbre, « De la littérature industrielle », paru en 1839, Sainte-Beuve a décrit le moment de l’accélération décisive de ce phénomène où l’on voit l’écrivain se transformer en homme d’affaires et l’édition en grande industrie.
C’est ainsi que des techniques, d’abord conçues pour servir la diffusion de l’expérience esthétique, se retrouvent détournées de leur intentionnalité première et utilisées pour participer à la dégradation et à la réification des œuvres d’art. Les exemples de cette logique du Règne de la quantité sont nombreux : des photographies d’œuvres d’art – seraient-elles en trois dimensions – ne sont pas des œuvres d’art ; de même qu’un arrangement musical – aussi perfectionné soit-il – n’est pas de la musique. Il y a près de quarante ans, Étienne Gilson analysait ainsi ces évidences : « S’il est vrai que les productions de l’homme sont des œuvres plutôt que des choses, celles des machines que l’homme a inventées pour les fabriquer redeviennent des choses. Elles sont produites par la machine au lieu de l’être par la nature, mais ce sont des choses, des objets culturels plutôt que des œuvres d’art. Les procédés mécaniques de multiplication, reproduction et diffusion des imitations industrielles des œuvres d’art ont donc pour effet de substituer à des œuvres d’art, faites par l’homme, des œuvres "d’art" ou "objets culturels" dont le statut ontologique est analogue à celui des choses naturelles. Dépendant de l’art dans son origine, qui est l’artiste, l’objet d’art en diffère spécifiquement par sa cause efficiente, qui est la machine, et par sa fin qui est l’argent. » [2]
L’industrialisation capitaliste a oblitéré la transcendance de l’art. L’effacement de la conception tripartite de l’homme correspond à la période liminaire de la mécanisation moderne de la technique. Jusqu’à la fin de la période romane, la « tripartition anthropologique » [3] avait été une référence constante de la théologie chrétienne occidentale, mais la « crise du XIIIème siècle » allait préparer le passage vers l’anthropologie dualiste cartésienne qui triomphera au 17ème siècle.
Parmi tous les éléments qui témoignent de la perte de l’esprit en Occident, le renversement de la perspective dans l’iconographie [4] annonce la solidification de la pensée, le désenchantement du monde.
Le Quattrocento italien a inventé, en se soustrayant à la spatialité médiévale, la théorie de la perspective moderne et créé ainsi les conditions d’un développement des nouvelles techniques de reproduction mécanique des images. Dans les miniatures et enluminures romanes les perspectives sont « inversées », c’est-à-dire que les points de fuite des parallèles horizontales, au lieu d’être représentées comme au-delà du dessin, sont suggérées comme étant devant lui, approximativement à l’endroit où se trouve l’observateur. Il y a donc, ainsi que dans les icônes orientales, une conversion du regard du spectateur vers l’intériorité du tableau. Loin d’être une maladresse technique, cet effet est recherché : le spectateur, à travers l’œuvre d’art, est regardé par son être essentiel. Au contraire, le système perspectif de la Renaissance rétablit l’extériorisation du regard de l’observateur par rapport à la chose observée. Cet art pictural, qui adopte la perspective des yeux de notre corps, s’il demeure capable de charmer notre âme, ne peut plus désormais voir par les yeux de l’esprit. Seuls des artistes à trois dimensions peuvent transmettrent la présence réelle et synchronique de l’esprit en Occident.
Une autre manifestation de la «crise du XIIIème» siècle fut la séparation de la théologie et de la mystique. Il est impossible d’appréhender l’expérience mystique – qui est d’ordre trinitaire et dynamique – à travers une formulation binaire de l’homme. Toutes les œuvres des grands spirituels et contemplatifs se fondent sur l’anthropologie ternaire. Comment pourrait-il en être autrement, puisque l’expérience mystique n’est rendue possible que par la mise en œuvre de l’esprit ?
Claude Tresmontant a pu dire que, « selon la théologie chrétienne, l’humanité n’a pas d’autre avenir que la vie mystique ». L’unique destinée de l’homme créé est de rentrer en relation avec l’Incréé. Dans la réalité psycho-somatique de l’homme, l’esprit inscrit le désir naturel d’une fin surnaturelle : « Et pour être capable de cette destinée ultérieure, l’homme reçoit en lui l’esprit : l’esprit de Dieu vient travailler en lui, qu’il le sache ou non, et c’est parce que l’esprit de Dieu vient travailler en lui, qu’il le sache ou non, que l’homme devient lui même esprit, pneuma. L’esprit en l’homme, ce n’est donc pas le psychisme, c’est ce par quoi l’homme est capable d’entendre et de comprendre ce que dit l’esprit de Dieu à l’homme, c’est ce par quoi l’homme est capable d’entrer en communication avec l’esprit de Dieu. » [5]
La mystique est la seule antidote au nihilisme de la société moderne. Toute société humaine pour se conserver doit lutter contre l’esprit, emprisonner l’homme dans son psychisme, empêcher qu’il ne devienne un teleios, un homme achevé, complet. On se rappellera la légende du « Grand Inquisiteur » que Dostoïevski a enchâssée dans Les Frères Karamazov : le Christ réapparaît dans une rue de Séville, à la fin du XVème siècle et, le reconnaissant, le Grand Inquisiteur le fait arrêter. La nuit, dans sa geôle, il vient reprocher au Christ la « folie » du christianisme : la liberté pour l’homme de se déifier en se tournant vers Dieu.
Pour la métaphysique judéo-chrétienne, l’âme humaine n’est pas naturellement immortelle, elle peut mourir. Il y a donc deux morts : l’une du corps, l’autre de l’âme. Cette dernière est la « seconde mort » dont parle l’Apocalypse : l’âme qui refuse de naître à l’esprit disparaît dans le néant.
Le rapport de l’homme à sa culture – sa sociabilité – peut tuer en lui son être essentiel, les grands rebelles de l’esprit le savent : toute société, afin de perdurer, doit nécessairement faire que les hommes renoncent à naître à l’esprit.
Quand les premiers chrétiens s’avisèrent que la Parousie, qu’ils avaient cru imminente, tardait à se réaliser, il leur fallut composer avec ce monde afin d’y survivre ; telle fut la trahison inaugurale de la civilisation chrétienne : l’étouffement, au cœur même de l’Église, du chrétien mystique par le chrétien social. Lorsque le social prend la place du théos, il se produit, dit Henry Corbin dans Le paradoxe du monothéisme, « une sécularisation visant à la destruction du plan métaphysique », et il ajoute que, « dans la mesure où cette désacralisation procède de la négation de toute perspective métaphysique, de tout "arrière-monde", voici qu’un pseudo-sacré peut réinvestir les institutions humaines sécularisées. Au phénomène de l’Église succède tout simplement l’État totalitaire. » [6]
Pour la tradition mystique chrétienne, la foi, l’espérance et la charité ne sont pas des qualités psychiques mais des vertus théologales qui appartiennent à l’ordre du spirituel. La foi, c’est l’intelligence transmise à l’homme par l’Esprit de Dieu ; la charité, c’est l’Amour donné à l’homme par L’Esprit de Dieu ; et l’espérance, c’est l’attente de Dieu qui, contre tout espoir humain, s’en remet à l’Esprit de Dieu pour qu’advienne la métanoïa de l’homme intégral.
Le rôle et la raison d’être de l’art n’est pas d’édifier, d’apporter une morale pour régler les mœurs de la vieille humanité animale, mais de créer l’humanité nouvelle qui est l’humanité réelle, celle que Dieu vise depuis les origines : l’art doit se faire la cible de Dieu.
NOTES
[1] Platon, Le Banquet, 200, a-e.
[2] Étienne Gilson, La société de masse et sa culture, Paris, Vrin, 1967, p. 18.
[3] Cf. Jean Borella, "La tripartition anthropologique", in La Charité profanée, Éditions du Cèdre, 1979, pp. 117-133.
[4] Sur la rupture iconographique de la "crise du XIIIème siècle", on consultera : Henri Focillon, Le Moyen Âge roman, Paris, Armand Colin, 1965 ; Philippe Ariès, L'homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977 ; et le magnifique ouvrage de Michel Fromaget, Majestas Domini, Brepols Publishers, Turnhout, Belgique, 2003.