Quel est le testament storytelling de Wuhan ? Evidemment, je parle ici de Wuhan en lien avec la pandémie de Covid-19. Oui, encore elle. Ce n'est pas qu'on ne s'en lasse pas d'en parler, c'est qu'il y a encore tant à en dire...
En fait, je vais aujourd'hui faire une chronique à partir d'un livre. Et pour une fois, ce n'est pas stricto sensu un livre sur le storytelling. Il y a du storytelling dedans, par contre. C'est un livre dont le titre est "Wuhan Diary". Wuhan ? Oui, ce Wuhan là. Et même plus : Wuhan en tant de pandémie. L'auteur est une écrivaine chinoise du nom de Fang Fang. Ecrivain à la retraite, dit-elle : il semble qu'en Chine, écrivain c'est un peu comme un emploi public.
Fang Fang a donc tenu un journal pendant toute la durée du confinement de Wuhan en 2020. Et voilà que ce journal est publié. Pourquoi en faire une chronique ? Parce que ce storytelling raconte beaucoup : sur le storytelling de la gestion de la pandémie par les autres pays du monde et sur la vie telle qu'elle est et se vit en Chine. Instructif à plein d'égards, donc.
Retard à l'allumage Covid... comme ailleurs :
On entend parfois citer la Chine comme étant le modèle à suivre pour la gestion de la pandémie.
Quand on lit le journal de Fang Fang, on apprend que les autorités ont mis 20 jours à réagir. Avec nombre de mensonges. Le plus flagrant étant la déclaration officielle : "ce n'est pas contagieux, et on est capable de le contrôler". Non pas par ignorance ou optimisme, mais bien plus parce qu'il y avait des événements officiels de masse qui devaient se tenir à cette période de l'année. Oui, de masse : grosses conséquences, donc, sur la suite de la pandémie...
Mais pourquoi donc ? Il y a une règle, en Chine : quand des événements officiels sont prévus, prière de laisser les mauvaises nouvelles au vestiaire. Et ce n'est pas juste un voeu pieux... On y reviendra.
Oui, mais après, on peut reproduire ce qu'ils ont fait après, non ?
Un exemple à suivre, une belle histoire de coronavirus ?
Expliquons déjà ce qui s'est passé à Wuhan. Les habitants ont été cloîtrés chez eux pendant plus de deux mois. C'était ça, le confinement à la Wuhan. Interdiction de sortir de chez soi pour quelque raison que ce soit, à part pour aller à l'hôpital. A pied, puisque les transports en commun ne circulaient plus et les voiture étaient interdites de circulation. Pour faire les courses, non plus : pas d'autorisation. Bien entendu, aussi, les gens n'étaient pas autorisés à aller travailler. Et ils n'étaient donc pas payés. Des aides ont été annoncées pour les familles les plus modestes mais... après les deux mois de quarantaine ! Les aides à domicile des personnes âgées n'étaient pas autorisées à intervenir chez leurs clients, et les familles n'avaient pas davantage le droit d'aller les voir. Pendant plus de deux mois. Les habitants de Wuhan qui n'étaient pas dans la ville au moment de ce confinement n'ont pas été autorisés à rentrer chez eux. Ceux qui travaillaient à Wuhan au moment de la mise en place, soudaine, du confinement, mais habitaient ailleurs n'ont pas été autorisés non plus à rentrer chez eux. Pas plus que ceux qui étaient sur place en déplacement professionnel -chef d'entreprise ou autre, du pareil au même. Là aussi, pendant plus de deux mois !
Et malgré cet ultra-confinement, il a fallu plus de deux mois pour que la situation s'améliore. Déjà.
Ensuite, Wuhan est une ville de plus de 15 millions d'habitants, un petit pays quoi. Une ville dont on bouge assez peu, finalement, car on a tout ce qu'il faut sur place. Une ville dans laquelle des hôpitaux provisoires ont pu être ouverts en un temps record parce que plus de 40 000 médecins et infirmiers ont afflué de toute la Chine pour faire fonctionner le système médical local.
Autant dire que, quand un pays tout entier est touché, et que les pays voisins le sont aussi, on n'est pas du tout dans le même cas de figure. Par ailleurs, j'imagine ce que peut donner un ordre général de ne pas sortir de chez soi dans un pays dans lequel une augmentation du prix de l'essence peut donner naissance à un mouvement tel que celui des gilets jaunes.
Autre contexte, autre histoire. Le storytelling yaka est inopérant. Et si même un ultra-confinement met autant de temps à être opérant...
C'était vraiment différent, alors ?
En Chine, les médecins et soignants ont aussi été touchés. Ils ont payé un lourd tribut au virus. Les équivalents des Ehpad ont été touchés. Durement, aussi. Il y a eu des pénuries de masques à Wuhan. Des croyances en le pouvoir de certains médicaments ou de la médecine chinoise traditionnelle, voire de pseudo-remèdes de soi disant guérisseurs... Aucun repentir de la part des décideurs impliqués dans les retards de prise de décision et d'action. Bref, comme chez nous.
Mais alors, on n'a rien appris de Wuhan ?
Peut-être pas tout, mais beaucoup de choses qui allaient arriver étaient documentées dans le journal de Fang Fang. Y compris la suggestion que l'absence de ventilation des logements, des lieux de travail et des hôpitaux pouvait négativement impacter l'évolution du virus. Car Fang Fang rapporte aussi ses conversations avec des amis médecins. Et ce n'était pas un journal intime. Tous les jours, elle le publiait sur le réseau social chinois phare, Weibo. N'y avait-il aucun diplomate ou agent du renseignement présent en Chine pour faire un copier-coller de ces publications et les transmettre ?
Ce n'était pas secret : on en a parlé, du journal de Fang Fang, en Chine. Des millions de vues pour chacune de ses publications quotidiennes. Et cela fait depuis le printemps 2020 qu'un livre a été tiré du journal de Fang Fang.
Il y avait des leçons à en retenir, du temps à gagner.
Les méthodes des sciences sociales, elles, savent mieux y faire que les méthodes d'investigation des sciences médicales : on écoute les gens, dans les sciences sociales, quels qu'ils soient, c'est un terrain d'investigation. On ne s'intéresse pas qu'à la parole des gens du sérail, qui ont voix au chapitre même quand ils ne savent pas. Ils ne savent pas mais ils ont des médailles, des diplômes etc. donc on les écoute. Et, des mois après Fang Fang, ils nous énoncent leurs trouvailles...
En Chine, les gens sont-ils vraiment plus coopératifs au moment de lutter contre la pandémie ?
Bon sang mais c'est bien sûr ! Nous ne sommes pas des Chinois. Nous ne fonctionnons pas comme eux, donc à quoi bon s'intéresser à ce qu'ils ont fait ou à ce qu'il s'est passé à Wuhan ?
Eh oui, j'ai moi-même écrit un peu plus haut : autre contexte, autre histoire.
Oui, les gens, à Wuhan, ont respecté les injonctions, aussi dures qu'elles aient pu être. En même temps, en France aussi : si les seules personnes autorisées à être dans la rue sont soit des balayeurs des rues (eux avaient le droit de travailler), les livreurs (eux aussi), les soignants ou... les policiers, il aurait difficile pour qui que ce soit d'échapper à la patrouille...
Et non, la Chine a beau être une dictature, il n'y a pas eu de soumission totale. Déjà Fang Fang ne s'est pas gênée pour critiquer la gestion de la crise dans son journal. Cela lui a valu d'être souvent censurée par le réseau social Weibo et les censeurs étatiques qu'il y avait derrière. C'est aussi cela la Chine : quand votre publication "ne plaît pas" : censure = suppression de la publication. Ne pas plaire, c'est par exemple, écrire des choses négatives. Heureusement des amis de Fang Fang copiaient et collaient ses publications sur le Whatsapp local, WeChat, avant qu'elles ne soient effacées.
Fang Fang écrit aussi que lorsque les officiels paradaient dans les rues pour s'auto-féliciter, les gens n'hésitaient pas à sortir sur leur balcon (sortie autorisée !) pour les invectiver.
Autre chose encore, et là , cela m'a fait découvrir la Chine sous un jour nouveau. Pour moi, la Chine, c'était la ligne du parti communiste et les gens qui suivent la ligne. Point (à la ligne). En plus de se faire censurer, Fang Fang a été victime de gigantesques attaques de trolls pour ce qu'elle révélait et critiquait. Elle parle de ces trolls en les qualifiant "d'ultra-gauchistes". Grande surprise pour moi ! En fait, en Chine, il n'y a pas une ligne du parti communiste. Il y a plusieurs lignes et celle des ultra-gauchistes estime qu'il faut être encore beaucoup plus nationaliste, louer le parti dans tout ce qu'il fait et ne jamais le critiquer. Bref, se placer plutôt dans la continuité de la terrible révolution culturelle chinoise, histoire de remettre au pas ces Chinois bien trop émancipés de nos jours.
Le traducteur du livre en anglais a même reçu des menaces de mort.
Pour terminer, c'est évidemment un livre que je vous recommande de lire, que ce Wuhan Diary de Fang Fang. Il n'a toujours pas été traduit en français (c'est peut-être pour ça...), mais il est disponible en anglais et en allemand.
C'est du bon storytelling, du genre que nous apprécions chez Storytelling France.
PS : à ceux qui chercheraient quelles ont été les mesures sophistiquées qui ont permis aux Japonais de s'en tirer mieux qu'ailleurs, Fang Fang et ses amis médecins ont une petite idée -les Japonais ont toujours été les champions du monde de l'hygière, ils sont donc partis avec un joli avantage dès le départ. Une fois que nos scientifiques de renom seront capables d'isoler l'impact de ce trait culturel, ils pourront analyser l'impact d'autres mesures prises au Japon et pas ailleurs. Il y a du boulot : lire, déjà, le livre de Fang Fang.