" On ne franchit pas l'Océan indien comme la Méditerranée " écrit au début des années vingt le gouvernement général de l'Indochine en réponse à la Section du conseil des colonies en charge du tourisme. Celle-ci, depuis Paris, avait suggéré à l'administration française en Indochine de prendre pour modèle des éléments de l'organisation touristique d'Afrique du Nord pour rattraper son retard en la matière. Au début du XXème siècle, la préoccupation de l'administration coloniale indochinoise est, d'abord, de rechercher des lieux où le climat s'apparente à celui de la France. Le climat rude et la terre malsaine de la ville de Saïgon rendent difficiles l'adaptation des Européens. Il s'agit donc de développer des stations balnéaires où la bonne bourgeoisie locale puisse venir trouver le repos, à l'image de ce qui se passe en Europe.
Yersin le découvreur.
En juillet 1897, le gouverneur français Paul Doumer s'adresse au célèbre médecin Alexandre Yersin qui a découvert la région quatre années auparavant lors d'une expédition de Biên Hòa à Phan Thiêt par la chaîne Annamitique. L'objectif est de trouver un emplacement potentiel afin de permettre aux fonctionnaires et aux soldats français de se ressourcer contre le climat torride de l'Annam. Les trois critères sont centrés sur l'altitude, la présence de l'eau et l'accessibilité. En effet, Yersin est un fin connaisseur de l'Indochine. Après avoir travaillé pendant 2 ans dans la première équipe de l'Institut Pasteur à Paris, sous la direction d'Emile Roux, Alexandre Yersin part pour l'Asie du Sud-Est, en 1890, en qualité de médecin des Messageries Maritimes. A Saigon, le professeur Albert Calmette (voir https://www.pierre-mazet42.com/les-destins-opposes-des-freres-calmette), fondateur en 1891 et directeur de l'Institut Pasteur de la ville jusqu'en 1894, lui recommande d'entamer une carrière coloniale, en intégrant le corps du Service de Santé de l'Indochine. Alexandre Yersin va, durant quelques années, mettre entre parenthèses sa carrière de médecin, pour se consacrer à la reconnaissance géographique et ethnologique de la Cochinchine et de l'Annam. En 1894, le gouvernement français et l'Institut Pasteur de Paris l'envoient officiellement en mission à Hong Kong pour enquêter sur les sources d'une terrible épidémie de peste qui s'y est déclenchée. Quelques mois plus tard, elle s'est étendue à la Chine continentale et a déjà fait 100 000 morts à Canton. En 3 semaines, il isole et décrit le bacille de la peste humaine qui portera son nom (Yersinia pestis). Cette découverte est à la base de la quasi-éradication de la maladie dont l'agent vecteur est le rat, ou plus exactement... les puces dont les rats sont infestés ! Cette mission a permis à l'explorateur de se repositionner dans le champ de la médecine. De ses pérégrinations en Cochinchine et au sud-Annam, il a identifié des sites où il pourra de nouveau exercer sa vocation de médecin, et surtout de chercheur. C'est ainsi qu'il s'installe en 1895 dans un village de pêcheurs qu'il avait précédemment visité. Il y crée un laboratoire de fortune pour la mise au point d'un vaccin et d'un sérum antipesteux : Nha Trang. Ce laboratoire deviendra l'Institut Pasteur de Nha Trang.
Quelques chalets de bois.
La reconnaissance du docteur Yersin commença lorsque, le 21 juin 1893, venant de Nha Trang, il déboucha de la forêt sur les vastes étendues du plateau et fut frappé par la beauté des sites et la douceur du climat. Sans doute pressentait-il alors l'avenir et le destin de cette région, car il se mit aussitôt à en étudier les conditions climatiques et à tracer les grandes lignes d'un vaste projet d'assainissement et d'action antipaludéenne.
Quatre ans plus tard, en juillet 1897, le président Doumer, alors gouverneur général de l'Indochine, fit part de son intention d'établir dans la région montagneuse du sud du centre Vietnam un sanatorium comparable à ceux de l'Inde. En réponse, le docteur Yersin lui indiqua le plateau de Lang Bian comme répondant le mieux à ses souhaits.
Le gouverneur général adopta ses conclusions et commença à réaliser son projet. Successivement, deux missions, celle de Thouard et de Cunhac en 1897 et celle de Guynet et Cunhac en 1898, s'efforcèrent de déterminer et préciser les voies d'accès. De nombreuses autres missions complétèrent ces reconnaissances de la première heure. En 1898, une station météorologique et d'essais agricoles fut créé à Dankia, suivie bientôt d'un poste de la garde indochinoise. En mars 1899, M. Doumer vint lui-même reconnaître l'emplacement du futur Dalat. Accompagné du docteur Yersin, il parvint au plateau du Lang Bian par Phan Rang, Krongpha, Belle vue, Dran et l'Arbre Broyé.
Quatre chalets en bois furent alors édifiés : ceux du gouverneur général, de la résidence et de la garde indochinoise. Un maire fut désigné. Les grandes lignes de la ville furent tracées. Elles suivaient les pistes montagnardes établies sur les lignes de crêtes.
Mais en 1902, après le départ de M Doumer, tous ces projets furent pratiquement abandonnés. Les crédits furent supprimés, les constructions arrêtées. Seuls demeuraient encore sur place quelques agents, un maire, un inspecteur de la garde indochinoise et un chef de la station agricole. Les difficultés d'accès apparurent insurmontables aux continuateurs de M. Doumer.
Le développement de la cité balnéaire
La deuxième phase, qu'on pourrait appeler " l'éveil de Dalat[1] ", s'ouvrit en novembre 1915. Les circonstances étant devenues plus favorables, le gouverneur général Roume décida de donner une nouvelle impulsion à l'œuvre abandonnée. Le réseau routier, considérablement développé, facilitait l'accès au Lang Bian. La Première Guerre mondiale empêchant les séjours en France, incitait les Européens d'Indochine à venir se reposer dans une région au climat salubre et vivifiant. La ville de Dalat a permis à ses administrateurs coloniaux d'établir une ville à la saveur européenne en retrait du pouvoir central vietnamien à Saïgon. Le plan de développement original en 1900 propose la construction d'infrastructures, de routes de transport, de villages et de réseaux de chaînes d'approvisionnement. L'objectif est d'avoir un chemin de fer, des routes pavées et des immeubles modernes offrant un pied-à-terre de la France et servant de bon sanatorium.
Entre les années 1900 et 1944, la ville de Dalat va connaître une poussée de croissance fulgurante. Les douzaines de cottages sur la colline deviennent un hôtel. En 1944, on ne comptait pas loin de 750 villas privées, plusieurs bureaux gouvernementaux et un terrain de golf.
Pour devenir la ville qu'elle est maintenant, Dalat est passée par cinq grandes étapes de planification urbaine présentées par cinq différents auteurs et architectes français, Paul Champoudry en 1905, Jean O'Neill en 1909, Ernest Hébrard en 1923, Louis Georges Pineau en 1932 et Jacques Lagisquet en 1942.
Paul Champoudry, le premier maire de la ville de Dalat en 1905, a rédigé un plan de développement en fonction des besoins des autorités administratives et de l'armée. Il se donnait pour objectifs : de centraliser les services publics et administratifs dans le même quartier et d'établir un marché situé à la jonction des artères principales de la ville donnant face à une place publique. À proximité du marché au centre-ville, un espace est réservé pour accueillir les comptoirs des marchands et les petites entreprises. Le cœur du centre-ville, verrait la construction d'un hôtel incluant un restaurant et un casino.
Les idées principales de Paul Champoudry seront réalisées par Jean O'Neill, auteur du plan maître de Dalat en 1919.
En 1923, Ernest Hébrard continue à développer le travail de ses prédécesseurs et instaure un système de zonage. Son idée est de maitriser le développement de la ville dans un cadre contraint, plutôt que de laisser la division et la concession des terres à la destinée et à l'imagination des individus. Son plan est divisé en trois zones : un quartier pour l'administration, un quartier résidentiel pour les Européens et un quartier annamite.
En 1932, le plan de Louis-Georges Pineau est plus conservateur que le plan expansionniste de Hébrard. L'objectif est désormais de préserver la beauté naturelle des paysages de Dalat et de mettre l'accent sur le développement des jardins et des lacs artificiels. Pineau avait une tendance pour un style architectural éclectique et un goût particulier pour les villas. D'ailleurs, les villas actuelles à Dalat sont les créations de l'ère Pineau.
La dernière étape du développement de la ville de Dalat est assurée par le planificateur Lagisquet entre 1942 et 1945. Il va réaliser le projet du gouverneur Jean Decoux qui est de transformer la colline en une ville d'été distincte des sphères traditionnelles du Vietnam. Le résultat de l'urbanisation de Lagisquet englobe la base commune de la vision des cinq pionniers, de faire de la ville de Dalat une ville française.
Au moment où les Français s'apprêtent à quitter le Vietnam, voici une idée des principaux monuments de la ville.
- De nombreuses villas coloniales construites au siècle dernier par les Français rappelant le style de plusieurs régions de France : Bretagne, Savoie, Provence ou Pays Basque.
- La résidence de Bao Daï qui servit de palais d'été au dernier empereur jusqu'à son exil en France en 1955.
- La résidence du Gouverneur Général de Dalat, construit par l'architecte Paul Veysseyre en 1937, aujourd'hui résidence pour le gouvernement vietnamien.
- L'Institut Pasteur de Dalat, initié par Yersin et construit par l'architecte Charles Christian en 1935.
- L'église Saint-Nicolas de Dalat, datant de 1932, dont les vitraux ont été fabriqués en France, à Grenoble, par la maison Balmet.
- Le couvent des Oiseaux, réservé aux jeunes filles de bonne société, tant françaises que vietnamiennes.
- Le lycée Yersin de Dalat, superbe édifice tout en brique et en courbe, surmonté d'une tour clocher, œuvre de l'architecte Paul Moncet.
- Le Lang Bian Palace, achevé en 1922, fut le premier hôtel de luxe de Dalat. Encore aujourd'hui, l'hôtel bien que modernisé a gardé un charme indochinois certain.
- La gare de chemin de fer de Dalat, réplique en miniature de celle de Deauville. De style Art Déco, ses trois toitures ne sont tout de même pas sans rappeler l'architecture Cao Nguyen des maisons communales des ethnies des hauts plateaux du Centre.
Après la décolonisation, le charme reste intact
En 1954, la belle s'est endormie. Les colons ont plié bagage. Quelques riches Sud-Vietnamiens l'ont fréquentée jusqu'à la chute de Saigon en 1975. Le parti communiste n'a touché à rien, la ville est restée en l'état. Personne n'aurait songé à abîmer ou à piller les biens du Parti. Tout est donc resté comme à l'instant où les premiers propriétaires firent leurs malles, abandonnant commodes en acajou dans les chambres, fauteuils Art déco dans les salons, vases en céramique sur les cheminées et photos de famille. Sa population atteint aujourd'hui 207 000 habitants. Pourtant, elle a gardé un charme désuet inégalé en Asie du Sud-Est. Elle est le lieu privilégié pour le voyage de noces des jeunes mariés vietnamiens ou chinois, qui ont un peu d'argent à dépenser. On retrouve, dans le centre-ville, l'ambiance d'une sous-préfecture française. On y voit rouler des Citroën Traction, s'affronter des joueurs de boules. On entend chanter Edith Piaf dans les restaurants aux tables recouvertes de nappes à carreaux vichy, servant du foie gras et du cassoulet. On y boit le pastis en terrasse à côté de petits vieux qui tapent le carton. On vient canoter sur le lac, pour terminer par le lieu incontournable : la gare. Car il ne s'agit pas de n'importe quelle gare. Avec ses trois pignons ocre jaune ponctués d'une horloge, elle s'inspire de celle de Deauville. Dès 1932, c'est sur ses quais fleuris que débarquaient les riches familles coloniales, venues de Hanoï ou de Saigon durant la saison des fortes chaleurs, après des heures de voyage bringuebalant.
Aujourd'hui, seul un petit train à vapeur balade encore les touristes sur quelques kilomètres, mais l'agitation reste à son comble. Les rails abandonnés sont, dès le matin, envahis par les jeunes couples qui s'offrent cette halte rituelle avec une excitation non dissimulée. Quand les Occidentaux cherchent le frisson des temples, les Asiatiques trouvent follement exotique de se faire photographier dans une gare française et de déclencher des rafales de selfies dans ce décor de guichets de bois vides.
Dalat est resté Dalat.
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