" Angelo poussa son cheval qui prit le trot. Il rejoignit un petit vallon qui en trois détours le mit au seuil d'une plainette au bout de laquelle, collé contre le flanc de la montagne, il aperçut un bourg cendreux dissimulé dans des pierrailles et des forêts naines de chênes gris.
Il arriva à Banon vers huit heures, commanda deux litres de vin de Bourgogne, une livre de cassonade, une poignée de poivre et le bol à punch. L'hôtel était cossu, montagnard, habitué aux extravagances de ceux qui vivent dans la solitude. On regarda paisiblement Angelo, en bras de chemise, faire son mélange dans lequel il trempa un demi-pain de ménage coupé en cubes. Pendant qu'il touillait le vin, la cassonade, le poivre et le pain dans le bol à punch, Angelo, qui contenait une furieuse envie de boire, avait la salive à la bouche. Il engloutit son demi-pain de ménage et le vin sucré et poivré à grandes cuillerées... Il mangeait et buvait en même temps. C'était excellent, malgré la chaleur toujours excessive et qui faisait craquer les hauts lambris de la salle à manger. Il était clair que la nuit maintenant venue et brasillante n'apporterait aucune fraîcheur. Mais elle avait en tout cas délivré de cette obsédante lumière si vive, que parfois Angelo en recevait encore des éblouissements blancs dans les yeux. Il commanda deux nouvelles bouteilles de vin de Bourgogne et il les but toutes les deux en fumant un petit cigare. Il allait mieux. Il lui fallut cependant se cramponner à la rampe d'escalier pour monter à sa chambre. Mais c'était à cause des quatre bouteilles de vin. Il se coucha en travers du lit, soi-disant pour contempler à son aise la poignée d'étoiles énormes qui remplissaient le cadre de la fenêtre. Il s'endormit dans cette position sans même enlever ses bottes..."
Jean Giono : extrait de " Le Hussard sur le toit", Gallimard, 1951.