Depuis un peu plus de dix ans, la Fondation Orange a créé un prix littéraire annuel – ce prix propose de récompenser un ouvrage tout juste édité entre janvier et mars de l’année en cours. Idéalement, il récompense un texte signé par un auteur qui ne soit pas une tête d’affiche ou peu recompensé, et ayant peu de livres à son actif.
Pour cette année 2021, j’ai eu la chance d’être sélectionné parmi les candidats du jury, un jury composé pour partie de professionnels du livre (auteurs, libraires, éditeurs), et pour partie de candidats qui ont été sélectionnés (nous étions un peu plus de 1000 pour 7 personnes retenues au final).
Ainsi, nous nous sommes retrouvés avec de multiples arrivages de caisses remplies à ras bord de volumes tout juste sortis de presse ; un peu plus de 70 chacun, pour un total avoisinant probablement les 90. A la différence d’autres prix ouverts au public, souvent organisés par un éditeur et limité aux publications de celui-ci, le prix Orange propose en effet une démarche inverse : laisser le champ libre selon les seuls critères d’une publication récente française. Nous étions même susceptibles de suggérer d’inclure au prix un texte que nous aurions découverts en tant que lecteurs, et non proposé directement par l’auteur ou l’éditeur à Orange. Dans la première sélection, cela a d’ailleurs été le cas pour deux textes, l’un mis en avant par des personnes du jury professionnel, et l’autre ajouté sur suggestion de notre jury.
70 et quelques livres à passer en revue en quelques semaines, le rythme est pratiquement impossible à tenir (si elle passe par là, je salue la plus acharnée du jury de candidats qui se reconnaîtra, et qui a pris le temps de tous les lire pratiquement dans leur intégralité). Moi dont la littérature française contemporaine ne représente que 10% de mes lectures annuelles, et pour laquelle j’ai trop souvent une aversion quand je feuillette les présentoirs (préférant de loin les textes récompensés ou recommandés après avoir eu un aperçu général), le travail était de taille…
Et, à dire vrai, je n’ai pas lu grand-chose de ces premières suggestions. Du moins, pas dans leur intégralité. Un prix pareil, cela m’a fait penser aux réflexions d’Umberto Eco sur sa participation au festival de Cannes. Une sensation de trop-plein, d’étouffement, mêlée à de superbes découvertes et une obligation d’explorer des champs dans lesquels on ne serait pas aventuré sinon.
Cela a donc consisté à parcourir au maximum ce qui était proposé, le temps de 20, 50, 100 pages, le temps juste d’en saisir si une saveur s’en dégageait, si l’écriture, la narration, l’univers proposés méritaient de s’y attarder plus tard et, dans quelques cas, succomber à une lecture intégrale. Au final, autour des 3/4 de l’éventail proposé parcouru, pour une quinzaine de lectures en intégralité.
Beaucoup de coups de gueule aussi, comme ça a pu être le cas pour notamment mes participations au Prix du Polar des éditions Points. Seulement, ici, l’analyse se fait très différente. Un roman policier a pratiquement immanquablement une trame, et c’est un aspect essentiel de ce qui fait – ou non – sa qualité. La capacité à jouer des pistes, ou à les raconter, à surprendre son lecteur, à doser les indices et à aboutir à une conclusion satisfaisante pour la logique du récit. Un polar, cela se dissèque finalement assez facilement, et cela rend la critique d’autant plus directe voire violente. Avec de la littérature contemporaine, le jeu est plus complexe. Il n’y a pas une forme de récit-type.
C’est tout un tas de sensibilités qui doivent être passées en revue, et des analyses selon la forme, le fond, et notre propre panel culturel. Supposer un hommage ici, une référence là, une imprégnation du style de tel ou tel auteur au cours du récit, retrouver des imaginaires plus ou moins familiers, et voir si l’ensemble est légitime, et plus encore s’il sonne juste, s’il marque à la lecture.
Ce que je reproche à la littérature française contemporaine, et c’est le cas ici – du moins parmi les 70 premiers textes soumis -, c’est son côté narcissique : beaucoup écrivent d’abord pour eux, sur eux, cela transpire à chaque page. On croise un certain nombre de textes dont les destinataires premiers sont évidents : ils règlent des comptes avec l’entourage, racontent une expérience forte, bref, ils font office de psychanalyse sur feuilles blanches.
Après tout, pourquoi pas ? mais si le style fait trop défaut, si les choix narratifs n’accompagnent pas assez cette démarche, alors il n’y a rien. Rien pour faire date, rien pour prétendre à intéresser un large panel de lecteurs. On peut parfaitement s’emparer d’un banal fait divers, décrire son nombril en image-miroir et vouloir en faire de la littérature. C’est une prétention de beaucoup. Mais tout le monde n’a pas le talent ou l’inventivité d’un Truman Capote ou Emmanuel Carrère.
Ainsi, lorsqu’une première auteure déverse des noms de marques plus envahissantes encore que des placements de produit dans un James Bond, certains Spielberg ou dans le American Psycho de Bret Easton Ellis (où cela était légitime compte tenu de l’univers et du milieu décrits) ; lorsqu’un écrivain surjoue de ses choix d’écriture jusqu’à en étouffer le lecteur ; lorsqu’un autre texte s’ouvre sur un renvoi appuyé à L’étranger de Camus, renvoi que rien ne vient légitimer après plusieurs dizaines de pages, ou en allant parcourir le final (et dire que certaines critiques ont reproché à l’époque à Kamel Daoud de faire de l’anti-Camus !) ; ailleurs lorsqu’un auteur dresse un portrait d’une population asiatique sans aucun réalisme culturel.
Autant de raisons d’abandonner un livre, ou de ne pas souhaiter s’y attarder.
A côté de cela, il y a – heureusement – des surprises, même des perles rares. Et surtout un échange dynamique entre jurés, et le plaisir de nous contredire ou de nous retrouver selon les textes, à dresser nos propres sélections avec les réflexions des autres qui conduisent parfois à sauver un choix d’abord minimisé. Je plaide volontiers coupable d’un regard critique acerbe : il est plus facile de critiquer négativement, de voir des erreurs, que de se laisser séduire par un texte…
Trois mois plus tard, en visioconférence (Covid oblige), nous avons eu droit à deux heures d’échanges à 15 – avec parfois le regret de ne pas être directement en face à face, pour prendre plus le temps de détailler nos coups de coeur, nous emporter quelques minutes dans un débat, et nous contenter à défaut d’un tour de table.
L’occasion néanmoins de réveiller nos références, de soupçonner tel ou tel auteur d’être un peu trop inspiré par un autre, de repousser certains noms, ou au contraire de nous rejoindre de façon surprenante sur des textes qui, n’ayant pas eu la même résonance, parviennent pourtant à éveiller des sentiments similaires.
Un débat animé et fructueux qui a abouti à un véritable premier tri. Originellement, nous devions retenir 20 livres. Comme cela s’est déjà produit par le passé pour le Prix Orange, ce sont 21 textes qui ont finalement passé le premier examen d’entrée.
Avec désormais plus de calme pour les parcourir, une deuxième sélection se fera, normalement dévoilée d’ici quelques jours, pour ne garder que cinq finalistes. Ce sera peut-être l’occasion de détailler un peu plus ces lectures sur ce site.
En tout cas, des 21 ci-dessous, si 3-4 me laissent réticents, une large moitié sont de très beaux textes qui méritent le détour. Et ce sera, au final, l’un des principaux plaisirs de ce prix, la découverte d’auteurs et de textes qui seraient restés à l’écart autrement.
- Madeleine Assas, Le Doorman, Actes Sud
- Stéphanie Coste, Le passeur, Gallimard
- Emmanuelle Dourson, Si les dieux incendiaient le monde, Grasset
- Denis Drummond, Le Dit du Vivant, Cherche-midi
- Martin Dumont, Tant qu’il reste des îles, Les Avrils
- Isabelle Duquesnoy, La Pâqueline, La Martinière
- J. M. Erre, Le bonheur est au fond du couloir à gauche, Buchet Chastel
- Annie Ferret, Les Hyènes, Grasset
- Mathilde Forget, De mon plein gré, Grasset
- Julien Guerville, Amanita, Calmann-Lévy
- Aurélie Jeannin, Les Bordes, HarperCollinsFrance
- Carine Joaquim, Nos corps étrangers, La Manufacture de livres
- Constance Joly, Over the rainbow, Flammarion
- Annie Lulu, La mer Noire dans les Grands Lacs, Julliard
- François Médéline, La sacrifiée du Vercors, Editions 10/18
- Alfred de Montesquiou, L’étoile des frontières, Stock
- Eléonore Pourriat, Poupées, JC Lattès
- Dimitri Rouchon-Borie, Le Démon de la colline aux loups, Le Tripode
- Charles Roux, Les Monstres, Rivages
- Olivier Sebban, Cendres blanches, Rivages
- Valentin Spitz, Un fils sans mémoire, Stock