" Pire que le bruit des bottes : le silence des pantoufles. " (Max Frisch, 29 mars 1958).
Il y a trente ans, le 4 avril 1991, est mort à Zurich l'écrivain suisse Max Frisch à quelques jours de ses 80 ans (il est né le 15 mai 1911 à Zurich). Il fait partie des grands écrivains de langue allemande de la seconde moitié du Vingtième siècle, avec Friedrich Dürrenmatt. Auteur de journaux, de romans, de pièces de théâtre, Max Frisch fut une figure suisse de l'engagement, conscience "de gauche", pacifiste (il était pour une "Suisse sans armée" en 1989) et terriblement anxieux face à l'amour et à la mort.
Écrivain très engagé, dans le sillon de l'existentialisme et marqué par l'œuvre de Bertolt Brecht qu'il a rencontré, il fut d'abord architecte, fils d'architecte, dirigeant un bureau d'études pendant une quinzaine d'années (il a conçu une piscine à Zurich devenue monument historique) avant de se consacrer totalement à l'écriture. Ses premières publications datent de 1934 (il avait 23 ans).
Il est allé en Allemagne la première fois en 1935, en pleine effervescence nazie. Dans sa vie littéraire, il a habité après la guerre à Rome (en 1960) et à Berlin (en 1973) où il a écrit son "Journal Berlinois".
Usant souvent d'ironie, Max Frisch est devenu célèbre après la sortie de "Stiller" (en 1954) et de "Homo Faber" (en 1957), le plaçant devant ses responsabilités d'homme public. "Homo Faber" fut un best-seller traduit dans de nombreuses langues, et fut même adapté deux fois au cinéma. Comme beaucoup de ses œuvres, ce livre contient des indications autobiographiques et revient sur le thème de l'identité.
La vie de Max Frisch principal ingrédient de ses œuvres ? Cela paraît très probable. Selon Irène Omélianenko, sur France Culture le 28 août 2016 : " Le vertige identitaire de Frisch trouverait à la fois un socle, mille possibilités d'aménagement, et surtout un axe autour duquel enrouler la fiction comme autant de plans dessinés précisément, rötring et té à plat sur le papier. ".
Max Frisch l'engagé, c'est sans doute l'aspect la plus parlant de son œuvre. Dans sa pièce "Monsieur Bonhomme et les incendiaires" créée le 29 mars 1958 à Zurich, Max Frisch a écrit cette formule célèbre : " Pire que le bruit des bottes : le silence des pantoufles. ". En quelque mot, sans même de verbe, d'une concision suprême, il résume la lâcheté des citoyens libres qui boudent leur démocratie.
Avocat genevois, député et ministre suisse, Mauro Poggia a en effet expliqué le contexte de cette phrase le 15 mai 2011 (100 e anniversaire de la naissance de Max Frisch) : " Ce n'est pas la dictature ou la tyrannie d'un homme ou d'un régime que nous devons craindre, mais bien la sournoise victoire du conformisme et de la démission des esprits. Max Frisch l'avait bien compris. Au sortir de la guerre, la Suisse avait échappé au pire de la violence et de la négation de l'Homme, mais le fait d'avoir dû se battre bien moins qu'ailleurs pour maintenir la démocratie et rétablir l'État de droit, n'avait sans doute pas permis de sensibiliser autant qu'ailleurs la population sur l'impérieuse nécessité, mais aussi l'incomparable privilège de pouvoir s'exprimer sur l'avenir de la nation. ".
Et de poursuivre avec une pointe de culpabilisation : " Les décennies ont passé, mais le danger menace plus que jamais. Alors qu'ailleurs, des hommes et des femmes sont prêts à donner leur vie pour accéder à la démocratie, chez nous [en Suisse], 60% des citoyens considèrent sans doute indigne de leur emploi du temps de consacrer quelques minutes pour exprimer leur point de vue sur les sujets qui leur sont soumis, ou pour élire ceux qui devront les représenter à la tête de l'État. " (Mauro Poggia).
Cet aspect-là de l'œuvre de Max Frisch, celui de l'engagement, est l'une des trois faces du "philosophe" Frisch définies par Régine Battiston, professeure de littératures germaniques à l'Université de Haute-Alsace, dans un article pour la revue "Germanica" n°48 en 2011, où elle évoque trois périodes de l'aventure littéraire de Max Frisch : existence et identité ; altérité et engagement ; désillusion et transcendance. Elle explique notamment : " À la recherche de leur Moi, les personnages du monde littéraire de Frisch se découvrent une identité plurielle d'être en devenir. Le fait d'être pour l'Autre, de le chercher, de le rencontrer, d'échouer aussi dans sa relation à l'Autre féminin, montre un sujet en quête de lui-même et de sa propre identité, dans la seule voie de vie qu'est le chemin difficile à deux et en pointillés aussi. (...) L'œuvre de Frisch s'inscrit globalement dans trois grandes phases, qui vont des relations amoureuses et éphémères, à l'engagement citoyen et enfin au pessimisme et à la désillusion, qui est présente à travers les méditations de la fin de l'œuvre. ".
Quelques petits échantillons de la pensée de Max Frisch, évidemment exprimée parfois par la bouche d'un de ses personnages.
Dans "Don Juan, ou L'Amour de la géométrie" (1953) : " Tous les autres maris se sont au moins battus, je suis la seule ici à ne pas être veuve. ".
Aussi : " Sais-tu ce que c'est qu'un triangle ? Une chose inévitable comme un destin : des trois éléments que tu possèdes ne peut résulter qu'une figure et une seule et l'espoir, l'apparence de possibilités à l'infini qui si souvent jette le trouble dans notre cœur, se dissipe comme une chimère devant ces trois segments. Une solution et une seule, dit la géométrie. Une solution et non pas la première venue. ".
Encore : " Pour Dieu, dit-il, et moi, je dis pour la géométrie ; tout homme qui reprend ses esprits retrouve quelque idéal supérieur à la femme. ".
Dans "Stiller" (1954) : " Nous vivons au siècle de la reproduction. La plupart des représentations que nous nous faisons du monde, nous ne les avons pas vues de nos propres yeux :plus exactement, nous les avons vues de nos propres yeux, mais sans être allés sur place ; nous voyons les choses de loin, nous entendons de loin, nous connaissons de loin. ".
Dans "Homo Faber" (1957) : " Ce qui m'énervait : les têtards dans chaque flaque d'eau, dans la moindre petite mare, une foule de têtards, partout cette obsession de la reproduction, cela pue la fécondité, la pourriture florissante. ".
Aussi : " Je ne me sens pas bien, quand je ne suis pas rasé ; ce n'est pas pour les autres, mais pour moi-même. J'éprouve alors la sensation de devenir quelque chose comme une plante, quand je ne suis pas rasé, et je ne puis m'empêcher de me tâter le menton. J'allai chercher mon appareil et j'étudiai toutes les possibilités, c'est-à-dire impossibilités, puisque sans courant électrique il n'y a rien à faire avec cet appareil, je le sais, et c'est bien ce qui m'énervait ; qu'il n'y ait pas de courant dans le désert, pas de téléphone, pas de prise, rien. ".
Encore : " Mon appartement, Central Park West, depuis longtemps me coûtait beaucoup trop cher, deux pièces avec jardin sur le toit, situation unique, sans aucun doute, mais beaucoup trop cher quand on n'est pas amoureux. ".
Dans "Le Désert des miroirs" (1964) : " Ennui en regardant la mer, ennui délicieux : n'être pas mort et ne pas être obligé de vivre... ".
Dans "L'Homme apparaît au Quaternaire" (1979) : " Dieu existerait-il le jour où il n'y aurait plus de cerveau humain, qui ne peut concevoir une création sans créateur, M. Geiser se le demande. ".
Dans "Esquisse pour un troisième journal" (2010) : " Notre tourisme, notre télévision, nos changements de mode, notre alcoolisme, notre toxicomanie et notre sexisme, notre avidité de consommation sous un feu roulant de réclames, etc., témoignent de l'ennui gigantesque qui affecte notre société. Qu'est-ce qui nous a amenés là ? Une société qui, certes, produit de la mort comme jamais, mais de la mort sans transcendance et sans transcendance, il n'y a que le temps présent, ou plus précisément : l'instantanéité de notre existence, sous forme de vide avant la mort. ".
Pour terminer ce très modeste hommage à Max Frisch, revenons à Régine Battiston qui concluait ainsi, dans l'article déjà cité : " Pour cet épicurien conscient qu'il faut profiter des instants qui nous sont donnés, ce grand amoureux des femmes et vivant dans la crainte de l'impuissance, la vieillesse, la dégénérescence, la décrépitude et la mort étaient ses pires ennemis. S'il fut un homme jamais satisfait de ce qu'il avait, malgré les nombreuses récompenses, les importants succès littéraires et le soutien artistique dont il bénéficia, il resta jusqu'au bout un homme soucieux de sa postérité, des traces qu'il laissera et du devenir de son œuvre et de l'humanité. " (2011).
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De Charles Trenet à Claude Lelouch.
"Changer l'eau des fleurs" de Valérie Perrin.
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