Le gnosticisme est souvent qualifié de "dualisme". Cette appréciation est erronée.
J'en veux pour preuve ce passage du Traité en trois parties retrouvé en Egypte en 1945. C'est le plus long traité gnostique retrouvé presque intact. Il décrit la relation entre le Père créateur et les Eons (les "Touts"), entités à la fois indifférenciées et individuées, très proches des hénades de Proclus. Pour les Gnostiques, la création est plutôt une "émission". Je ne sais pas quel est le terme grec ainsi traduit en copte puis en français, mais il évoque bien sûr le terme utilisé par le Tantra pour désigner l'acte créateur : visarga, litt. "envois, émission, éjaculation, émanation, évacuation".
Notre texte gnostique, donc prétendument dualiste, insiste sur l'harmonie entre unité et multiplicité :
"L'émission des Touts qui existent à partir de celui qui est ne s'est pas produite par mode de coupure, comme si c'était une séparation de celui qui engendre ; mais leur engendrement a pris la forme d'un déploiement, le Père se déployant vers ceux qu'il veut, afin que ceux qui sont issus de lui viennent à l'existence eux aussi. Car de même que le présent éon est unique bien que divisé en temps, et que les temps sont divisés en années, que les années sont divisées en saisons, et les saisons en mois, et les mois en jours, les jours en heures et les heures en instants, de même l'éon véritable est également unique bien que multiple, alors qu'on lui rend gloire au moyen des petits comme des grands noms, selon ce que chacun peut comprendre."
Chaque Eon est un Nom, c'est-à-dire une facette du diamant de l'absolu (le Père). La succession des unités de temps évoque la Voie du Temps enseignées par Abhinavagupta dans le chapitre VI du Tantrâloka, de l'instant jusqu'à l'éon, jusqu'à cet autre instant, cet autre présent qu'est l'éternité, c'est-à-dire la Vibration (spanda).
L'auteur, anonyme, poursuit :
"Par mode d'analogie encore, il est comme une source qui demeure ce qu'elle est, tout en s'écoulant en fleuves en lacs, en canaux et en aqueducs ; comme une racine qui se déploie en arbres et en branches, avec ses fruits ; comme un corps humain qui est partagé sans division en membres de membres, membres principaux et extrémités, membres grands et petits." (trad. Painchaud)
Ce texte est remarquable. Une série d'analogies du rapport entre l'Un et le Multiple. Ces mêmes analogies se rencontrent dans le Tantra (shaiva et vashnava), ainsi que dans le platonisme, dont le gnosticisme est un proche parent.
Notons, enfin, le corps humain comme illustration de ce mystère du Tout "partagé sans division". Le corps est le temple du divin, car il est microcosme, et parce qu'il est l'image du mystère de l'harmonie de l'Un et du Multiple. Or, la célébration de ce mystère est précisément le propos du Tantra, de la "suprême non-dualité" (parama-advaita) en laquelle sont enfin réconciliés unité et dualité.
Encore une fois, la Gnose se révèle très proche du Tantra.