Ces bordures sont particulièrement irritantes, car on ne sait pas distinguer celles qui recèlent un message et celles qui sont purement décoratives : aussi les historiens d’art évitent en général d’en parler [1].
J’ai rassemblé toutes celles que j’ai pu trouver, en regrettant de n’avoir réussi à en déchiffrer qu’une seule et en espérant que des lecteurs plus perspicaces feront avancer la question.
Article précédent : 5.4 Quelques chefs d’oeuvre des bordures
Jeux avec l’alphabet
Heures dites de Henri IV, BNF Lat 1171 Gallica.
On trouve souvent dans les Livres d’Heures des représentations de l’alphabet, soit comme bordure décorative, soit comme micro-inscription sur un livre à l’intérieur du livre. Danièle Alexandre-Bidon [2] a montré que ces alphabets intégrés servaient à l’apprentissage de la lecture.
Livre d’Heures, vers 1445, Ms Harley 3828 British Library fol ff-27v-28r
Cette double page montre, en regard de l’alphabet en majuscules et minuscules, le jeune fille à qui le livre appartenait [2a]. Elle se présente devant la maîtresse, main droite offerte au coup de férule (la baguette avec un disque plat). On remarque, accroché au dessus de la chaire, un autre instrument pédagogique : une tablette alphabétique.
Heures de Charles d’Angoulême, 1475-1500 , BNF Lat1173 fol 52r
Il est très possible que ces caractères amusants, joints à cette prière facile qui comporte beaucoup de lettres répétées, ait été conçue pour faciliter leur reconnaissance. Les deux I par exemple ont des compositions opposées : un homme au dessus d’une femme, une femme au dessus d’un homme : apparier ces deux formes permettait de mémoriser la lettre.
Au verso de la même page figure un calendrier perpétuel : preuve du caractère pratique de cet insert dans le Livre d’Heures.
Monogrammes
Les monogrammes (initiales du propriétaire ou de sa devise) restent malheureusement la plupart du temps inexpliqués.
Manuscrits anonymes
1483-1503, Horae ad usum Romanum, NAL 3210
Ces séquences de lettres reviennent plusieurs fois dans le manuscrit :
- B D I n’a pas été expliqué
- I F (confirmé par les armoiries) correspond aux initiales du commanditaire, Jean de Chasteauneuf , seigneur de Pixérécourt, et de son épouse, qui se sont fait portraiturer au folio7r.
On notera à droite le motif très original des lettres accrochées dans l’arbre, ou ramassés dans un panier.
Les Heures de Boussu
Maître d’Antoine Rolin, 1490-96 , Heures de Boussu, BNF Arsenal. Ms-1185 réserve Gallica
On connait ici le nom de la commanditaire, Isabelle de Lalaing, épouse de Pierre de Hennin. Elle s’est fait représenter en habit de veuve, en prière devant la Vierge. Les initiales des prénoms des époux, P et Y, liées par une cordelière, disent la solidité de leur couple au delà de la mort, que souligne le motto « Vous Seul » ([3], p 120). Le second monogramme, e h, reste à expliquer.
La dernière miniature pleine page montre par anticipation Isabelle sur son lit de mort, pleurée par ses trois filles Guillemette, Isabelle et Gabrielle. L’homme du fond est son dernier fils encore vivant, Philippe ([3], p 132). Il se tient devant un tableau de la Crucifixion, tandis que dans le cadre de la fenêtre apparaissent, visibles pour le lecteur seulement, l’Enfer et le bon Dieu dans le ciel.
En face, le texte de la Vigile des Morts est entouré d’une bordure funèbre qui rassemble les deux monogrammes, des ancolies (synonymes de mélancolie), et des larmes.
Larmes qui anticipent la mort inéluctable d’Isabelle, comme celles du Christ au Jardin des Oliviers ou celles des Filles de Jérusalem qui le voient passer portant sa croix.
Les Heures d’Anne de Bretagne
Toutes les bordures du manuscrit affichent, dans tous les motifs géométriques possibles, les trois lettres du prénom Anne.
Maître des Triomphes de Pétrarque, 1500-05 , Petites Heures d’Anne de Bretagne, BNF NAL 3027 fol 7r Gallica
Quelques années plus tard, ce second Livre d’Heures reprend le même principe de marquage total, avec un logo symétrisé qui ressemble à deux E affrontés : il s’agit en fait des trois mêmes lettres A N et E, en plus discret.
Dans le même esprit, cet anonyme a saturé toutes les bordures avec les lettres E F G. Le motif récurrent des cordes et des noeuds suggère qu’il s’agissait d’une consoeur de la fraternité de Chevalières de la Cordelière, fondée en 1498 par Anne de Bretagne pour les veuves de la noblesse.
Les Heures de Jean Dufour et Marguerite Autin
Heures a l’usage de Rouen, vers 1500, Society of Antiquaries of London, SAL MS 13
Ce manuscrit comporte à chaque image une lettre capitale, ici répétée dans une grille.
fol 62v-63
Il s’agit des lettres des deux propriétaires, IEHAN DVFOVR and MARGUERITE AVTIN, heureusement révélés sur cette double-page.
Le manuscrit comporte plusieurs iconographies originales : sur ces deux images (marquées D et V) Jean DVfour s’est fait représenter au bord de l’Enfer, mais yeux et mains levés vers le ciel.
Inscriptions cryptiques
Les Heures La Flora
Cette bordure particulièrement énigmatique, autour d’une prière à Saint Antoine, est composée de groupes de quatre lettres, de taille croissante de haut en bas. Les caractères, faits de bûches entaillées, semblent se désorganiser progressivement.
Noter en particulier les cinq K, dont le dernier est illisible et le I qui se coupe en deux.
1483-98, Heures La Flora, pour Charles VIII, Biblioteca nazionale Napoli, BNN Ms. I. B. 51 fol 106
Margaret Goehring [4], qui a consacré un article à ce type de bordures, pense qu’elles imitent les broderies luxueuses qu’on pouvait trouver sur les tissus d’honneur et les vêtements sacerdotaux : elles n’auraient dans la plupart des cas aucun sens.
Ici il est possible que les lettres aléatoires fassent écho au sujet de l’image, le tirage au sort des vêtements de Jésus.
Le Bréviaire d’Isabelle la Catholique
Les sept frères de Jésus, fol 404v
Bréviaire d’Isabelle la Catholique, vers 1497, BL Add MS 18851
Plusieurs mots simples sont ici reconnaissables, sans faire partie d’un texte connu : cette page se rattache donc probablement à l’apprentissage de la lecture.
Les Heures de la reine Isabelle la Catholique
Master of the First Prayerbook of Maximillian, vers 1500 , Heures de la reine Isabelle la Catholique, Cleveland Museum of Arts
Ces deux pages se rattachent probablement à la catégorie des broderies indéchiffrables.
L’inscription se déchiffre péniblement :
CENCIANT OMNES TUAM IVVAME(n) QUICONQUE CEL
Il s’agit de la fin d’un motet pour la Sainte Vierge :
Sentiant omnes tuum juvamen, Quicunque celebrant tuam sanctam commemorationem
Elizabeth était la sainte favorite d’Isabelle la Catholique, qui se faisait souvent appeler par ce prénom. Il y donc peu de chance que l’inscription n’ait aucun sens. Les mots sot bien découpés et les caractères non ambigus :
HYPRA SENR LUBGH AS AHYK NAFI RHM EOMAT
Mis à part HYPRA, le nom latin d’Ypres, les mots n’ont pour moi aucun sens.
Collections de lettres
Ces cas sont classifiés par les spécialistes sous le terme de « bordures géométriques avec lettres » (geometrical borders with letters). Les lettres semblent reparties au hasard, de manière qu’aucun mot ni aucune régularité n’apparaisse.
Je les présente ci-dessous par ordre chronologique.
Les Heures d’Engelbert de Nassau (vers 1475)
On trouve tout d’abord, dans ce manuscrit, l’initiale de Engelbert multipliée au sein d’un damier noir et blanc. De la même manière, une quarantaine d’années plus tard, l’initiale de Ferdinand trouvera place dans les losanges d’un treillis imitant le bois.
C’est plus loin dans les Heures d’Engelbert qu’apparaît la toute première grille de lettres.
Maître de Marie de Bourgogne , vers 1475, Heures d’Engelbert de Nassau, Bodleian Library MS. Douce 220
Dans un treillis métallique, des lettres elles aussi métalliques se trouvent en apesanteur, projetant leur ombre sur le fond bleu. Elles appartiennent à deux alphabets :
- l’un imitant des branches de bois (N, F, E, I, V, R, H, M, L , m, S, P, b, C, plus le b cyrillique ?)
- l’autre avec des majuscules normales (H , A (sans barre), E, V)
Ce mélange laisse penser que l’ensemble ne va pas plus loin qu’une « collection de lettres », dans le même esprit que les autres collections que le manuscrit propose dans ses bordures (fleurs, crânes, badges de pèlerins, bijoux, coquilles Saint Jacques, plumes).
Il se peut également qu’il ait pu fonctionner comme un jeu pédagogique sur le mode « trouver l’intrus », ce qui expliquerait la lettre aberrante dans chaque alphabet.
En revanche, dans un autre manuscrit ayant appartenu à Marie de Bourgogne [5], une bordure similaire autour de Saint Sébastien se laisse partiellement déchiffrer : on trouve en haut à gauche la devise des Habsbourg : « HALT MASS » (sois mesuré).
Les Heures Emerson-White
Heures à l’usage de Rome, vers 1480, Harvard University, Houghton Library MSS Typ 443
Ce manuscrit comporte quatre bordures avec lettres, deux en marge unique, deux en bordure complète. La question de la suspension des lettres a été résolue par l’ajout de fils dorés. On pourrait espérer que la demi-grille ( 8 X 2) se retrouve d’une manière ou d’une autre à l’intérieur de la grande (8x 7), ou serve de grille de décodage.
Mais nous sommes probablement là encore en présence d’un jeu de « trouvez l’erreur » :
- les deux H différents, en position 2-3 et 2-6 ;
- les deux M différents, en position 1-6 et 7-2.
Dans les deux autres bordures avec lettre, les anomalies sont :
- le W à l’envers, en position 1-3
- les deux R différents.
Les Heures Huth
1485-90, Heures Huth, BL Add MS 38126
Ici l’explication est moins claire : il y a un intrus évident (la lettre theta) mais quatre caractères du bord sont mal formés ou illisibles.
Il se peut que ces caractères exotiques ou fautifs soient en rapport avec le Saint de la page de gauche : Saint Jérôme, le rédacteur et correcteur de la Vulgate à partir des textes grecs et hébreux.
Un cas atypique
La Vision de Saint Grégoire
1485-1500, Heures à l’usage de Chartres, Huntington Library HM 01150 f. 161, San Marino, California
Cette grille de lettres, la seule du manuscrit, n’a pas été expliquée. S’agissant de la dernière image pleine page du manuscrit, elle forme une sorte de conclusion : le coeur, lié par une cordelière à une lettre E symbolise probablement le propriétaire qui « pense » (la pensée) à Jésus (IHS) et Marie (Ave Maria). Il est donc possible que les lettres jouent ici un double rôle : le R et le E répétés maintes fois pourraient être les initiales du dévot, tandis qu’on peut lire par deux fois, en partant du O, l’invocation « O REGINE » (O Reine).
Le texte étant celui des « sept O de Saint Grégoire » (sept invocations à Jésus commençant par O), le commanditaire aurait ainsi voulu compléter cette page récapitulative par une oraison à Marie.
Le Maître des scènes de David dans le bréviaire Grimani
Ce spécialiste des bordures originales a repris au moins une fois la formule. On lit facilement ici le début du psaume 121,7 :
FIAT PAX IN VIR
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Diane G. Scillia, Gerard David’s « St. Elizabeth of Hungary » in the « Hours of Isabella the Catholic », Cleveland Studies in the History of Art, Vol. 7 (2002), pp. 50-67 https://www.jstor.org/stable/20079719 [2] Danièle Alexandre-Bidon, « La lettre volée. Apprendre à lire à l’enfant au Moyen Âge », Annales Année 1989 44-4 pp. 953-992 https://www.jstor.org/stable/27582592 [2a] Kathryn Rudy « An Illustrated Mid-Fifteenth-Century Primer for a Flemish Girl: British Library, Harley MS 3828 » https://www.academia.edu/629089/An_Illustrated_Mid_Fifteenth_Century_Primer_for_a_Flemish_Girl_British_Library_Harley_MS_3828?email_work_card=title [3] Henry Martin, LES «HEURES DE BOUSSU» ET LEURS BORDURES SYMBOLIQUES« , Gaette des Beaux Arts, 1910, 1, p 115 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2031766/f136.item [4] Margaret Goehring « Taking Borders Seriously: the significance of cloth-of-gold textile borders in Burgundian and post-Burgundian manuscript illumination in the Low Countries », Oud Holland, Vol. 119, No. 1 (2006), pp. 22-40 https://www.jstor.org/stable/42711715 [5] Saint Sebastien, 1480-82, fol 327v, Das Berliner Stundenbuch der Maria von Burgund und Kaiser Maximilians Handschrift SMPK KK 78 B 12, Kupferstichkabinett der Staatlichen Museen zu Berlin