Les Très Riches Heures du duc de Berry ou les Heures de Marguerite de Clèves constituent deux exemples avancés d’utilisation novatrice du cadre et de la bordure, par l’heureuse rencontre d’un patron à l’oeil avisé et d’artistes de tout premier ordre.
C’est seulement à partir de 1470 que l’enluminure dite ganto-bourgeoise (de Gand et de Bruges) va explorer et déployer le cadre dans toutes les directions, à la faveur de l’éducation croissante de l’oeil et sous l’aiguillon de la concurrence.
Ce chapitre d’introduction est un aperçu rapide sur les différents usages des bordures dans cette école d’enluminure. Pour une typologie détaillée, voir l’article de Anne Margreet W. As-Vijvers [1].
Article précédent : 5.1 Les bordures dans les Heures de Catherine de Clèves
Des traditions pérennes
Deux corps de métier
De même que de nos jours ce n’est pas la même personne qui peint les tableaux et qui pose le papier-peint, de même la réalisation des manuscrits faisait traditionnellement intervenir deux corps de métier bien différents :
- l’historieur pour l’image principale ;
- l’enlumineur pour les bordures.
L‘invention des formules les plus innovantes, comme dans les Heures de Marguerite de Clèves, suppose un seul artiste concevant et réalisant la page complète. A contrario, vers la fin du siècle, la production de masse favorise le mouvement inverse : la disjonction entre l’image, plus originale, et la bordure, recopiée à partir de réalisations précédentes de l’atelier
L’esprit des Drôleries
Livre d’Heures, vers 1500, Ms. W.427, Walters Art Museum Baltimore
Certaines marges conserveront longtemps l’esprit médiéval des drôleries : image de fantaisie qui vient agrémenter l’image principale, le plus souvent sans aucun rapport, parfois en commentaire ou en contrepoint ironique.
Ici le motif agréable de l’enfant levant sa massue contre un dragon vient compenser celle du soldat levant son épée contre un Innocent. La marge contient une seconde allusion à la violence du Monde : l’oiseau qui descend vers la mouche.
Octobre, Livre d’Heures, vers 1500, Ms. W.427, Walters Art Museum Baltimore
On perçoit bien le caractère composite de ces productions de série, propres à satisfaire tous les publics :
- le dragon dans l’arbre ou le hibou avec les petits oiseaux (voir 1 Jeux avec le cadre dans Les Très Riches Heures du duc de Berry) restent dans l’esprit médiéval ;
- le thème de la capture renvoie aux bordures systématiques des Heures de Catherine de Clèves ;
- les fleurs avec ombre portée rajoutent un zeste d’illusionnisme.
La formule « papier-peint
A son apogée, l’ enluminure ganto-bourgeoise dispose d’un riche catalogue de motifs qui, comme nos modernes papier-peints, ont un rapport élastique avec la pièce qu’ils décorent : moulins à café pour la cuisine, scènes pastorales pour le salon, naïades pour le salle d’eau… Et on sait combien un papier peint trop chargé peut étouffer le tableau qu’on y accroche.
Sans nous intéresser ici à la génèse de ces motifs, voyons comment les utilise un enlumineur typique de cette école : le Maître des Scénes de David dans le bréviaire Grimani.
Maître des Scènes de David dans le bréviaire Grimani, Heures de Marie de Castille, vers 1496 BL Add MS 18852
On peut à la rigueur trouver une relation entre :
- l’Ile de Saint Jean et le Paradis terrestre ;
- le métier de peintre de Saint Luc, et la collection de badges de pèlerinage en trompe-l’oeil.
Mais on chercherait vainement le rapport rapport entre les deux derniers Evangélistes et, respectivement, une décoration florale et des placards contenant des récipients précieux, plus un paon picorant un chapelet.
Tous ces motifs sont des standards qui, depuis une bonne quarantaine d’années, introduits parfois avec une intention précise qu’il est possible de retrouver, se sont propagés ensuite entre les différents ateliers, dans un esprit purement décoratif.
Une esthétique de l’accumulation
L’impression recherchée n’est pas tant celle du luxe que celle de la profusion, comme le révèlent les collections à thématique religieuse :
Heures Emerson-White, vers 1480, Harvard University, Houghton Library, MSS Typ 443.1
Ce manuscrit contient deux collections d’Instruments de la Passion :
- suspendus dans un treillis,
- ornements en métal dorés accrochés à une ferronnerie.
La seconde collection est plus complète, mais il lui manque néanmoins l’échelle et l’écriteau INRI qui figurent dans la première.
Le cadre porte-texte
Les Heures Emerson-White se montrent particulièrement créatives quant au cadre, en inversant son usage habituel : au lieu d’entourer l’image au sein du texte, il entoure au contraire le texte et le suspend au dessus de l’image, qui se réduit à une bordure.
Simon Marmion et Houghton Master, Heures Emerson-White (à l’usage de Rome), vers 1480, Harvard University, Houghton Library, MSS Typ 443.1
Dans ces deux pages, un cadre interne métallique, portant le texte, est suspendu par des chaînes au cadre externe, également métallique.
Le seconde image développe, en bordure, la scène marginale de l’Enterrement de Marie. La scène principale, l’Assomption est évoquée par le détail, en haut à gauche, d’un Ange ramenant à Saint Thomas la ceinture de la Vierge (preuve qu’elle est physiquement montée au ciel après son enterrement). Un second cadre métallique à l’intérieur du cadre interne montre l’au-delà de l’image : la Vierge arrivant au ciel.
Le massacre des Innocents, Fol 166
L’image imite un porche gothique sous lequel le Psaume 110 est suspendu par des fils, avec dans un sous-cadre le Massacre des Innocents. Ce texte géant occulte la presque totalité du porche, sauf en bas un mendiant et un pèlerin, et sur les côtés des bas-reliefs en grisaille.
Ces six épisodes bibliques, en costume contemporain, suivent un ordre bien précis (SCOOP !).
Du côté gauche (au dessus du mendiant) , les deux scènes illustrent la Faute et sa punition :
- la Chute de l’Homme ;
- la chute de la tour de Siloé (Luc 13: 1-5).
Du côté droit (côté pèlerin), les quatre scènes montrent l’anticipation du Salut :
- en haut, en face de la Faute d’Eve, deux scènes que le Moyen-Age reliait à la Virginité de Marie :
- Moïse et le buisson ardent (qui, comme Marie, brûle et ne brûle pas) :
- Gédéon et la toison (Marie est comme la terre à l’entour, que la rosée ne mouille pas).
- en bas, en face des conséquences de la Faute, deux scènes annonçant la venue du Christ ;
- Auguste et la Sibylle de Tibur, qui lui montre dans le ciel l’apparition d’une femme avec un enfant ;
- une scène mystérieuse, un groupe d’hommes dont l’un élève vers le ciel une sorte d’anneau : il s’agit très probablement du sacrifice de Melchisédech qui offre du pain à Dieu, préfigurant l’Eucharistie (le nom Melchisédech apparaît à la fin du texte).
En forçant l’oeil à une inhabituelle vision périphérique, le procédé du texte occultant sert brillamment l’intelligence de l’image.
Le texte géant est ici placardé sur le mur de l’enclos paroissial. La bordure montre :
- sur la droite, un prêtre à la porte de l’église, bénissant les ossements que l’on sort de la terre sacrée ;
- en bas, au delà de la porte de l’enclos, deux tombes temporaires marquée par une croix de bois, trois tombes permanentes avec leur pierre tombale et un ossuaire pour les anonymes.
Cette scénographie éloquente place le lecteur, quel que soit son statut social, dans le camp des morts.
Le cadre architectural
La plupart des spécialistes s’accordent sur le fait que ce type de bordure est née de l’idée de miniaturiser, à usage privé, les grands retables de pierre qui, à l’intérieur des églises, servaient d’écrin aux panneaux peints ([1], p 21).
La bordure-retable
Jean Colombe , Très Riches Heures du duc de Berry, 1411-1416, Musée Condé, Chantilly
Les pages décorées par Jean Colombe dans la dernière campagne d’illustration des Très Riches Heures du duc de Berry sont typiques de cette mode.
Ici, la prédelle montre une histoire liée à l’Eucharistie : la mule de Saint Antoine de Padoue s’agenouillant devant l’hostie, sous les yeux des toulousains.
Le panneau principal joue sur les vertiges de l’emboîtement :
- spatial : une église à l’intérieur d’un retable supposé être à l’intérieur d’une église ;
- temporel : à droite trois autorités de l’Ancient Testament (Melchisédech, Moïse et Élie), à gauche quatre autorités du Nouveau (probablement les Evangélistes), contemplent depuis leur lointain passé les deux prêtres qui célèbrent le Saint Sacrement sous le jubé.
Ce jeu avec les limites est typique du goût de l’époque :
- à gauche, deux angelots de pierre semblent s’animer pour tenir le panonceau en avant du retable ;
- à droite, c’est un ange de chair qui est venu prêter main forte à un des apôtres de pierre.
Simon Beining, Livre de prières dit de Croy, 1515-20, Vienne ONB Cod. 1858
Cette formule va se maintenir jusqu’à la fin l’école d’enluminure ganto-bourgeoise : elle offre en effet une manière pratique de mettre en correspondance une scène du Nouveau Testament, côté panneau peint, et côté prédelle sculptée une scène de l’Ancien Testament qui la préfigure : ici Anna recevant sa belle-fille Sarah, accompagnée par Tobie et l’ange Raphaël.
La bordure-arcade
Cette composition ressemble à une architecture-retable : on note dans la version de gauche deux médaillons formant une prédelle assortie : la Création d’Eve et la Malédiction du travail et de l’enfantement.
Cependant le creusement de la page ouvre la voie à un élargissement du champ, montrant ce qui se trouve en avant du retable. La présence de l’escalier latéral modifie radicalement la bordure : elle devient une arcade ouvrant vers un au-delà désormais inaccessible, le Paradis Perdu et la scène de la Tentation.
En outre, de manière exceptionnelle, l’artiste utilise ici cet avant-plan comme un proscenium, où se joue la suite de la scène, l‘Expulsion du Paradis. Cette sortie de personnages en chair et en os en direction du spectateur, très rare (voir 5.3 Bordures à proscenium), était probablement vue comme une transgression, à éviter sauf raison particulière.
Ici la justification est claire, puisque la formule exprime parfaitement :
- l’idée d’Expulsion vers cet en-deçà où est exilé l’Humanité pècheresse, le spectateur y compris ;
- l’idée de la Chute de l’Homme, traduite visuellement par la taille naine d’Adam et Eve.
Heures de Johanna I de Castille, vers 1500, BL Add MS 35313
Dans ce bifolium saisissant, l’architecture représente clairement deux arcades d’un ossuaire, au travers desquelles on voit :
- la Légende des Trois Morts et des Trois Vifs, adaptée à une dame de qualité : en promenade avec deux compagnons, elle est attaquée par trois squelette comme par des brigands de grand chemin (« Le jour du Seigneur vient comme un voleur« ) ;
- l’arrivée du cercueil pour le messe mortuaire, tandis qu’un fossoyeur exhume un crâne (« Après les ténèbres, j’espère la lumière »).
Ce bifolium reprend, dans une bordure architecturale, une idée que le Maître de Marie de Bourgogne avait mis en scène vingt ans plus tôt dans une bordure florale :
Heures de Marie de Bourgogne et Maximilien I, Berlin Kupferstichkabinett, vers 1482, SMPK MS 78B12, fol 220v-221r [3]
Le relief à tout va
Le regard s’habitue vite à la nouveauté, et les enlumineurs flamands mettent rapidement le relief à toutes les sauces, sans plus guère se soucier de sa valeur sémantique.
On trouve ainsi dans un même manuscrit (attribué au Maître des Scènes de David dans le bréviaire Grimani) :
Livre d’heures, vers 1500, Ms. W.427, Walters Art Museum Baltimore
- une bordure-retable parfaitement réglementaire, avec ses quatre volets ;
- une bordure-arcade, qui s’inscrit exactement entre deux pilastres de la chapelle…
- une bordure-présentoir, où l’image principale peut être vue comme un tableau posé parmi d’autres objets précieux ;
- une fontaine contemporaine, sur laquelle un cadre en incrustation ouvre une fenêtre spatio-temporelle sur une scène du passé comportant elle-aussi une fontaine.
Huntington Library, MS HM 1174 fol 14
Le même enlumineur réutilise la même bordure autour d’une scène sans rapport immédiat avec elle. Pour James Marrow [4], le Christ en croix à l’aplomb de la fontaine s’entend au figuré, en tant que « fontaine de vie ».
Nous verrons de nombreux exemples de ce procédé d’incrustation dans l’article suivant, 5.3 Quelques chefs d’oeuvre des bordures .
Quelques motifs à la mode
Certains motifs de bordure apparaissent dans un contexte précis, ont du succès, puis sont réclamés par d’autres clients. Le motif de la promenade en barque, par exemple, sert au départ à illustrer le mois de Mai, puis quitte le calendrier pour agrémenter d’autres pages (voir 5.5 Un cas d’école : le Printemps et la promenade en barque).
Les Heures Hastings de Londres
Réalisé pour l’exportation en Angleterre, ce manuscrit très aristocratique semble bien être la source de plusieurs motifs récurrents.
London Hastings Hours, Add MS 54782, c 1480
La bordure de la page de droite montre des personnages déversant des pièces d’or, que d’autres ramassent en bas.
Croy Arenberg Hours 1510 ca fol 89v [1]
Ce motif représente la vertu aristocratique de la Générosité, comme le montre le mot « Largesse » qui ici le complète.
On comprend qu’il ait pu être imaginé en relation avec la remise des cadeaux par les Rois.
Livre D’Heures, Bruges, vers 1500, Morgan MS M.390
Dans cet autre manuscrit en revanche, il est associé, de manière gratuite, à la Visitation. On le retrouve aussi en regard de la Trinité, de Saint Roch, de Saint Marc ou des Sept Joies de la Vierge Il se décline en version biblique (pluie de la manne sur les Hébreux) ou profane (pluie de fleurs) ([1], p 7).
London Hastings Hours, Add MS 54782, vers 1480
Un autre motif récurrent inventé dans les Heures Hastings est celui du tournoi d’Amour : le chevalier de droite porte le mot BASIR (BAISER), et un fou à cheval sur le mur, à gauche, est à la fois une caricature des chevaliers et un avertissement aux deux femmes en hénin : folles sont les joutes amoureuses [5].
La page de gauche est dédiée à Sainte Zita, une très modeste servante sont le seul rapport avec les jeux amoureux, vu sa chasteté proverbiale, est purement antithétique.
Livre d’Heures, Belgique, vers 1490, Morgan MS S.7 fol. 106r
Le fou a disparu, le motif du tournoi est repris ici au premier degré, dans ce Livre D’Heures dont toutes les bordures sont dédiées aux divers plaisirs de la bonne société.
Livre d’Heures, vers 1500, Ms. W.427, Walters Art Museum, Baltimore
Un troisième motif qui parsème les livres d’Heures pour le seul agrément de l’oeil est celui des lapins qui folâtrent dans un jardin clos : au départ symbole probable de la Virginité de Marie, il s’est répandu bien au delà : dans ce manuscrit par exemple, il décore deux images n’ayant rien à voir ni l’une avec l’autre, ni avec les lapins dans la luzerne.
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http://books.google.com/books?id=AxdHAgAAQBAJ&printsec=frontcover#v=onepage&q&f=false [5] Janet Backhouse, « The Hastings Hours », https://books.google.fr/books?id=s9NeMGhRiUQC&pg=PA19