Ce manuscrit exceptionnel expérimente dans ses marges la formule des collections d’objets en trompe l’oeil, qui deviendra un standard des enlumineurs flamands.
Il n’y a pas de consensus sur cette oeuvre extrêmement étudiée, entre les spécialistes qui l’attribuent à plusieurs artistes (jusqu’à dix) et ceux qui pensent qu’on le doit à un seul artiste de génie, dont le style aurait évolué au cours de la réalisation.
Les bordures illusionnistes apparaissent pour leur grande majorité dans le dernier tiers du manuscrit, celui des Suffrages, sans être systématiques : on n’a pas donc pas l’impression d’une charte graphique rigoureuse, mais plutôt d’une série d’expériences, celles qui plaisaient ayant été répétées, puis supplantées par d’autres, dans la seule logique de la variété.
Le mieux est donc de présenter les pages les plus caractéristiques dans l’ordre du manuscrit, sans doute assez proche de l’ordre de réalisation.
Article précedent : 4 Préhistoire des mouches feintes
La section des Heures de la Vierge
Heures de Catherine de Clèves, vers 1440, Morgan Library MS M.917-945
Le même motif est répété trois fois : autour d’une fleur de pois, un couple de cosses ouvertes sur cinq graines. Le caractère illusionniste, encore très discret, tient à deux détails :
- les tiges qui semblent transpercer le vélin ;
- les ombres à l’intérieur des cosses.
L’idée est donc celle d’objets dessinés en relief, sans être posés : ils n’ont pas d’ombre portée sur la page. Le caractère intermédiaire de ces objets, mi motifs graphiques mi représentations réalistes, se voit à deux détails contradictoires :
- en faveur du pur graphisme : une petite boule dorée vient fermer aux extrémités les deux cosses du bas, comme des écrins pour des grains d’or ;
- en faveur du réalisme : une des cosses a un pois surnuméraire.
La section des Heures de la Passion
Pas de bordure illusionniste dans cette section, mais des vignettes encore dans l’esprit des marginalia médiévales :
- glose (le symbole christique du pélican offrant sa chair à ses enfants) ;
- fantaisie (le singe à tête de maure combattant un dragon avec une balle) ;
- écho visuel (la lanterne).
La section des Apôtres
Cette section de douze miniatures sert de transition vers les bordures à caractère illusionniste : les pages comportent un motif symbolique, au départ cantonné au centre de la marge inférieure, et qui va progressivement s’étendre à toute cette marge, puis à l’ensemble de la bordure.
La vignette centrale
Saint Pierre, pp. 210-11
La section des Apôtres s’ouvre avec la figure de Saint Pierre, pêcheur de son métier devenu pêcheur d’hommes : d’où les trois poissons entrelacés au centre de la marge inférieure.
Le saint suivant, Paul, ne fait pas partie des Apôtres, mais il est fêté avec Saint Pierre, en tant que fondateur du christianisme. Je pense que la figure du roi David combattant le lion s’explique assez simplement : David forme couple avec son prédécesseur, le roi Saul, forme juive du prénom Paul.
Le verso de la même page montre le type de coq-à-l’âne qui fait tout le charme des Heures de Catherine de Clèves : David combattant le lion amène le motif similaire d’un homme sauvage égorgeant un cygne blanc, dont personne n’a pu trouver un rapport quelconque avec saint André.
Deux motifs semblent ensuite corrélés :
- pour Saint Jacques le Majeur, une femme en noir se faisant bénir en donnant un objet au moine ;
- pour Saint Thomas, une femme en noir portant un fardeau, avec une pancarte sur la tête.
La lutte de l’Ange Gardien et du Démon, p 206
Cette femme est probablement la même que la veuve qui apparaît en prières dans la deuxième miniature des Suffrages : on aurait donc, en trois vignettes non consécutives, une histoire de deuil, de legs et de pénitence, venant boucher les trous, et sans rapport direct avec le Saint.
Pour Saint Jean en revanche, la vignette montre son martyre dans un chaudron bouillant.
La saynette inférieure
Pour ce saint et le suivant, la vignette inférieure se développe en une saynette amusante : deux buveurs, l’un remplissant sa chope et l’autre la vidant. L’image fonctionne ici par antithèse, Saint Jacques étant bien connu pour sa sobriété.
La saynette suivante est appelée par une association d’idée : au vin succède la pain, avec une scène de boulangerie. Il est probable que les deux font référence aux bombances du Premier Mai, le jour de la Saint Philippe et Jacques.
La bordure en chaîne
A la page suivante apparaît abruptement une formule qui va être reproduite maintes fois dans la suite du manuscrit : celle d’un motif formant chaîne tout autour de la page :
- trois chaînes de trois, quatre et sept bretzels, tendues par quatre garnements, occupent les marges externes ;
- sept biscuits ronds occupent la marge interne.
Cette insistance sur le sept rappelle évidemment les sept pains ronds que nous avons vu l’aide-boulanger enfourner, dans la miniature précédente. L’impossibilité pratique d’enchaîner entre eux des bretzels a pu donner à l’illustrateur l’idée de cette bordure amusante.
Steven Stowell [1], qui a consacré un article à cette décoration déconcertante, a tenté de la justifier théologiquement, la difficulté étant la rareté des bretzels dans les images comme dans les textes.
Combat de Carnaval et Carême (détails)
Pieter II Brueghel, 1559, Kunsthistorisches Museum, Vienne
Si un bon siècle plus tard, les bretzels et les biscuits ronds se retrouvent sur le charriot du Carême, c’est évidemment par dérision : car la boutique du fond en déborde, et les bambins s’en régalent.
Synonymes de bombance, ils viennent donc compléter la séquence festive et boulangère entamée dans les deux images précédentes : il semble donc que le pauvre Saint Barthélémy fasse ici les frais de l’indépendance des marges.
La « collection en chaîne »
C’et donc sous le signe de la fantaisie que l’idée de collection fait son apparition dans la marge d’un manuscrit, affichant d’emblée son triple objectif :
- englobant (une chaîne sur trois côtés, une série sur le dernier) ;
- thématique (deux catégories de friandises) ;
- amusant (des entrelacs faits par un boulanger).
L’idée est déclinée pour Saint Simon exactement de la même manière :
- une nasse sur trois côtés, un filet droit sur le dernier ;
- deux catégories de filets ;
- le détail amusant dans la marge droite (des traits tirés par un ravaudeur).
On considère habituellement que le thème des filets à poissons résulte d’une confusion entre Simon et Simon-Pierre (le nom complet de Saint Pierre). Pour ma part, je remarque que la page est dédiée à deux apôtres, Saint Simon (représenté avec sa scie) et Saint Jude (dont l’attribut habituel est la massue, et qui n’est pas représenté). Il serait donc logique que les filets évoquent le second saint…
…probablement parce que Saint Jude est bien connu pour être le spécialiste des causes désespérées.
Enfin, on retrouve pour le douzième apôtre la même formule pour pour le premier, Saint Pierre : après le poisson tripliqué, c’est ici la hache du martyre de Saint Matthieu qui se trouve quadruplée en une sorte de swastika, reproduite sur les trois marges externes.
Les Suffrages des Saints
Après les Suffrages des Apôtres, la section des différents Saints va développer le concept de « collection en chaîne« , dans un traitement de plus en plus réaliste.
Certains pensent que ce magnifique chapelet était un objet personnel de Catherine de Clèves, notamment à cause des initiales C et D (Catharina Duxissa). John R. Decker [2] a montré, avec raison, dans un article consacré aux cinq pages du manuscrit montrant des objets de joaillerie, que ceux-ci jouent un rôle symbolique : on voit bien que l’étoile à sept branches vient magnifier l’étoile de Bethléem, à peine visible dans la miniature centrale.
Le manuscrit compte ici sur un effet d’entraînement : il faut avoir vu les collections précédentes pour comprendre que nous sommes en présence d’une nouvelle collection, basée sur les mêmes principes :
- englobement : la chaîne des boules de corail qui court le long des bordures externes ;
- thématique : la joaillerie est illustrée par trois objets :
- l’étoile à sept branches (qui partage avec les bretzels la particularité d’être tracée d’un seul trait) :
- la croix du chapelet ;
- la petite bourse ;
- une astuce visuelle dans la marge droite : la croix dont une perle est enfilée et l’autre semble l’être, alors qu’elle est simplement posée sur le fil.
Maitre viennois de Marie de Bourgogne, 1477, Heures de Marie de Bourgogne, ONL Codex vindobonensis 1857
Trente ans plus tard, les Heures de Marie de Bourgogne nous montrent que les dames avaient effectivement coutume d’accrocher à leur chapelet des objets précieux : ici un pommander et une petite bourse très similaire.
Posé sur le chapelet, enfilé ou accroché, les trois objets de joaillerie lui sont en tout cas assortis (présence de petites perles). John R. Decker les interprète comme des ex-votos que Catherine offre à la Vierge, à l’imitation des trois présents amenés par les Rois.
Un objet de pensée
Graphiquement, leur statut reste encore ambigu : l’absence d’ombres (sauf pour les perles terminales) montre que l’enlumineur n’a pas voulu un effet de trompe-l’oeil intégral, comme les peintres flamands de l’époque en étaient parfaitement capables. A la manière des cosses de petits pois au début du manuscrit, il s’agit bien d’une décoration dotée conventionnellement d’un relief, pas d’un objet posé sur la marge.
L’illustrateur a réglé l’ensemble en se basant :
- sur l’image centrale, pour la position de l’étoile (à l’aplomb du bras levé du Roi) et de la croix (à la hauteur de l’enfant Jésus, en préfiguration de la Passion) ;
- sur les traits de cadrage, pour la position des perles.
Il a ainsi abouti à un chapelet à nombre impair de boules, forcément dissymétrique par rapport à la croix ; en outre, il a observé plus ou moins inconsciemment la convention d’« en mettre plus sur la marge large », d’où les huit perles dans le coin inférieur droit contre six en haut.
On aboutit ainsi à un chapelet impossible, à 49 perles et dissymétrique (18 perles avant la croix, 21 après).
Il est intéressant de jeter un clin d’oeil vers le futur, pour voir comment les enlumineurs de la grande époque des manuscrits illusionnistes, quarante ans plus tard, aborderont le même thème.
Heures du duc Adolphe de Clèves, 1480-90, Walters Manuscrit W.439, fol. 40
Le propre frère de Catherine se fera faire, sur le tard, un livre d’Heures avec un chapelet similaire, dans des temps bien moins fastueux (il a vendu le duché de Gueldres à Charles le Téméraire en 1471).
Malgré la qualité graphique bien inférieure, on remarque que l’illustrateur :
- a rajouté les ombres des perles sur la page ;
- a corrigé le chapelet portant la croix (50 boules, 25 de chaque côté) ;
- a ajouté un chapelet sans croix, donc pouvant être à nombre impair de boules (ici 37, non symétrique, dans la progression interrompue 4-5-5, 4-5-5, 4-5.
1483-98, Horae Beatae Mariae Virginis (La Flora, pour Charles VIII), Biblioteca nazionale Napoli, Ms. I. B. 51 fol 192
Dans ce manuscrit de prestige, les ombres ont évolué vers un pur procédé de mise en valeur des chapelets, qui ont en quelque sorte en apesanteur, ni posés ni accrochés. L’illustrateur ne s’intéresse absolument pas au nombre de boules : dans le chapelet de corail du bas, il en a rajouté trois de manière à ce que la croix occupe complètement le bord inférieur droit. Ce que le commanditaire apprécie, ce n’est pas le réalisme, mais l’effet de profusion et de luxe.
Vers 1500, Neuchatel, AF A28 fol 15r, e-codices
Ce manuscrit est typique de la production de série à la fin du siècle. L’illustrateur a multiplié les médailles et les badges, accrochés erratiquement.
Il est très possible que le motif ait été apprécié comme passe-temps : en essayant de démêler le dessus et le dessous, on arrive à déterminer que le chapelet du bas est composé de quatre segments séparés par des boules dorées (10, 10, 10, 10, et 17 perles), auxquels sont accrochés trois médailles et une broche. Plutôt que de trompe-l’oeil, Il serait plus juste de parler d’un « trompe-lecteur », destiné à distraire celui-ci en lui donnant matière à exercer sa sagacité.
Vers 1515, Morgan Library MS M.399 fol. 44v
Ici l’illustrateur a feint de rationnaliser la disposition, en montrant les trois chapelets suspendus. Celui du bas est totalement dissymétrique (entre le noeud et la coquille, 37 perles d’un côté, 39 de l’autre). Le détail à remarquer n’est pas ici le nombre de boules, mais le fait que le chapelet « perce » le pavement en quatre points, rendant totalement factice la distinction entre l’image centrale et la bordure : tout n’est ici que graphisme et illusion.
La toute première collection réaliste
Voici le première apparition d’une autre formule promise à un grand succès : celle de la collection de monnaies.
Le lien avec Saint Grégoire pourrait être, d’après William M.Voelkle [3], une histoire racontée dans la Gesta Romanorum selon laquelle il aurait été, tout enfant, déposé dans un berceau avec une égale quantité d’or à sa tête et d’argent à ses pieds. Quoiqu’il en soir, les pièces sont dessinées si précisément qu’on les a identifiées depuis longtemps, et que l’une d’entre-elles a même fourni une date au plus tôt pour cette partie du manuscrit : 1434.
En bonne place figurent :
- la monnaie du duché de Gueldre, frappée du nom d’Arnold, le mari de Marguerite (en bleu clair) ;
- la monnaie du territoire voisin, l’évêché d’Utrecht, où était d’ailleurs situé l’atelier du Maître (en vert) ;
- celle de la puissance montante, le Duché de Bourgogne (en bleu foncé).
On trouve encore deux pièces allemandes, et une danoise (le hohlpfenning a pour particularité que le verso, non représenté, est en fait l’empreinte en creux du recto).
Une symétrie d’ensemble apparaît pour la répartition entre les pièces d’or et les pièces d’argent. La bordure gauche apparie symétriquement le recto et et le verso des pièces. Il semble également y avoir une préférence de proximité, la monnaie de Gueldres occupant les points stratégiques et la monnaie la plus exotique, la danoise, étant reléguée sur la bordure interne. Enfin, il n’est pas impossible qu’il y ait également un jeu sur la valeur des monnaies : devinette à entrée multiples qui avait de quoi occuper la duchesse.
Avec cette page, il est clair que le Maître monte subitement d’un cran dans le réalisme : le liseré d’ombre souligne que les pièces sont posées ou collées sur la page.
Dans une théorie aujourd’hui très contestée, les Kaufmann [4] ont cru trouver l’origine des bordures illusionnistes dans l’habitude, parfaitement établie, de stocker des badges de pèlerinage entre les pages d’un missel ; et pourquoi pas l’origine des bordures florales dans la même habitude pour les fleurs séchées. Pour étayer cette théorie, ils ont minimisé les apports du Maître de Catherine de Clèves, ne voyant ni les ombres ni les reflets.
Sa bordure à pièces peintes anticipe pourtant d’une trentaine d’années la toute première bordure comportant des badges de pèlerinage [5] .
Reste que le Maître de Catherine de Clèves n’a abordé ce haut degré de réalisme qu’avec des objets plats : comme si une réticence d’enlumineur lui interdisait l’accès, dont il avait probablement tous les moyens techniques, à la troisième dimension.
La seconde collection réaliste
Saint Ambroise et Saint Augustin, , p 244-245
Cette bordure est la deuxième du manuscrit obéissant à l’esthétique naturaliste, cumulée avec les trois « principes » de la collection :
- englobement :
- dans les marges externes, alternance de moules ouvertes, vue « recto » et « verso », en symétrie miroir par rapport au centre ;
- dans la marge interne, trois moules posées sur la tranche ;
- deux types de fruits de mer : moules et crabe ;
- détail intéressant des coquilles sur la coquille (les patelles).
La précision du dessin suppose une étude d’après nature, esthétisée ensuite par les jeux de symétrie et l’omission des ombres portées.
La justification du crabe et des moules est ici plutôt obscure :
- pur la plupart des commentateurs [3], il s’agirait d’un hommage au talent oratoire de Saint Ambroise, capable de réconcilier les pires ennemis (le fait que le crabe ait une paire de pattes surnuméraire est peut être voulu, pour lui permettre de s’attaquer simultanément aux onze moules) ;
- pour d’autres [6] , le crabe représenterait Judas, s’opposant aux onze disciples fidèles (l’idée est ingénieuse, mais sans lien avec Saint Ambroise).
La page en regard révèle une conception totalement différente, purement graphique et symbolique.
Les cinq coeurs percés de flèches obéissent à la charte graphique de l’ensemble du manuscrit : de taille minuscule dans la miniature, puis de taille croissante dans l’ordre d’importance des marges, manière d’optimiser le remplissage des vides.
A l’imitation des garnements tendant les colliers de bretzels, deux anges et deux démons tirent sur les coeurs avec des chaînes. On notera les deux types de serpentins :
- ceux du côté des anges, dorés et s’enroulant harmonieusement autour de la chaîne ;
- ceux du côté des démons, blancs et dont les extrémités se rebroussent.
Les blancs se déduisent des dorés par parallélisme (flèches bleues) ou par symétrie miroir (flèches vertes), puis inversion des extrémités (le cercle rouge indique l’unique erreur).
La justification de la bordure est claire : le coeur percé de flèches est l’attribut habituel de Saint Augustin, à cause de ses péchés de jeunesse et d’une citation des Confessions: « Tu as percé mon cœur de ton Verbe et je t’ai aimé. » (X,6,8)
Mises côte à côte, les deux pages forment un contraste frappant.
Dans la composition générale, l’image est positionnée tantôt en haut tantôt en bas, et les bordures chevauchent les textes :
- celle de gauche encadre la fin des suffrages de Saint Jérôme et et le début de ceux de Saint Ambroise ;
- celle de droite encadre leur fin, et le début de ceux de Saint Augustin, qui se poursuivent au verso.
Les bordures ne sont donc pas conçues comme un cadre ou une extension de l’image, mais bien comme une manière de remplir le vide des marges.
Par ailleurs, le face à face entre deux saints est une première dans le manuscrit. Tout se passe comme si le Maître avait profité de cette situation nouvelle pour confronter deux esthétiques :
- marge naturaliste (inaugurée avec les pièces de monnaies, deux pages plus tôt) :
- marge symbolique (avec quatre attributs encadrant le Saint, comme dans la page de Saint Mathieu).
Cette confrontation ressemble un peu à un choix proposé à la commanditaire : celle-ci aurait préféré la seconde formule, puisqu’on ne trouve pratiquement plus de bordure réaliste par la suite.
Avec ces esthétiques confrontées pour Saint Ambroise et Saint Augustin, il se peut que nous assistions, en direct, à l‘invention des bordures illusionnistes : la préférence de Catherine de Clèves pour les bordures symboliques et décoratives aurait ainsi mis en sommeil, pendant une trentaine d’années , cette innovation trop audacieuse.
Le seul autre exemple de naturalisme, dans le manuscrit, est encore un cas de cohabitation entre saints. Mais le réalisme des vulcains et des libellules est ici grandement atténué par les rinceaux purement décoratifs sur lesquels ils sont posés.
On n’a pas trouvé de lien évident entre ces insectes et ces saints, tout comme entre les monnaies et Saint Grégoire ou entre les fruits de mer et Saint Ambroise.
Cela signifie peut être, tout simplement, qu’il n’y en a pas : la formule réaliste irait ainsi de pair avec le renoncement à tout lien entre l’image et la bordure.
Heures Van Alphen, vers 1450, Walters Museum, Baltimore, Manuscrit W.782, fol. 113r
Dans cet autre manuscrit du même atelier, la bordure « fruits de mer » a été recopiée (y compris l’erreur sur les pattes du crabe), en ajoutant à la collection une langouste et une conque dessinées visiblement de tête, et quatre coquilles Saint Jacques (deux percées, une agrémentée d’un badge de pèlerin).
Ce réemploi apparaît comme la seule tentative connue d’association métaphorique entre une bordure réaliste et l’image centrale :
- aux deux démons attaquant l’âme nue font écho les deux crustacés menaçant la chair fragile de la moule ;
- à la gueule de l’Enfer répond par antithèse la coquille protectrice, de la moule et des pèlerins.
L’abandon de l’expérience naturaliste
Dès après la double page de Saint Ambroise et Saint Augustin, suit une page simple avec deux saints : fêtés le même jour, ils partagent le même cadre.
L’attribut de Saint Corneille est un cor, à cause de l’assonance Cornelius / cornus. Une autre assonance avec la corneille (cornix) explique sans doute le thème des cages : la cage longue de la marge supérieure place d’ailleurs, humoristiquement, deux oiseaux à l’aplomb des deux saints.
Fidèle à ses conventions concernant les collections, le maître a :
- rempli les trois marges externes ;
- dessiné plusieurs types de cages, réparties selon une symétrie haut-bas :
- deux cages longues (celle du bas, sorte de roue de hamster à manivelle, n’a probablement jamais existé) ;
- deux cages masquée par un tissu (pour l’apprentissage des oiseaux chanteurs) ;
trois cages normales ;
- plus un dispositif amusant, au milieu de la marge large, qui mérite une description détaillée.
Les deux godets attachés au même fil passant par deux poulies contiennent probablement l’un de l’eau, l’autre des graines. Attaché par un fil court au piton supérieur, l’oiseau peut se poser sur les pitons inférieurs, mais est obligé pour se nourrir ou boire de faire monter le godet en tirant sur le fil avec son bec. Ce type de « maison » pour chardonneret se voit encore dans plusieurs tableaux flamands du XVIIème siècle (voir XXX).
Les cages et les oiseaux abondent dans les Heures de Catherine de Clèves, et ont été diversement interprétés : le corps prison de l’âme, l’Immaculée Conception, la Virginité, le Mariage, sans guère tenir compte du contexte précis de chaque marge. L’article de Sarah Briggs [7] donne un bon aperçu de ces approches à la fois savantes et naïves :
« Deux des cages de cette marge sont des dispositifs d’entraînement conçus pour empêcher le vol. L’un, en haut de la page, est tordu et l’autre, en bas de page, est un tambour rotatif. Si Catherine est l’oiseau contenu à l’intérieur, cela pourrait lui rappeler de rester fidèle à son mari, de ne pas tenter d’échapper aux liens sacrés de leur mariage : rappel d’autant plus nécessaire que Catherine était une rebelle. »
Si l’oiseau était vraiment le symbole de Catherine encagée dans le mariage, on se demande bien pourquoi il y aurait deux oiseaux dans cette fameuse cage tordue !
Les « collections » proposées par le Maître de Catherine de Clèves ont comme premier objet de divertir la lectrice, et sans doute les cages répondaient-elles avant tout à une intérêt personnel de sa part, dont nous ne saurons jamais rien.
Cette bordure purement décorative sur le thème de l’hameçon comporte plusieurs détails amusants :
- les poissons qui servent eux-mêmes d’hameçons ;
- les trois petits poissons convergeant vers deux hameçons ;
- les discrètes infractions à la symétrie-miroir.
Voyez-vous ces infractions ?
- Dans les quatre angles, les queues se superposent en sens inverse.
- Les « hameçons vivants » de gauche sont des têtes, ceux de droite dont des queues.
Le rapport entre Saint Vincent et cette guirlande de poissons est tout bonnement humoristique : le grill !
On notera également le rappel amusant, sur le carrelage, du motif des poissons imbriqués.
Cette bordure fait partie des cinq, sur le thème de la joaillerie, étudiées par John R. Decker [2]. Pour lui, le bas de page s’inscrit dans la tradition courtoise de dons de joyaux au Nouvel An, ce qui place Catherine dans une relation d’échanges réciproques avec la sainte (cadeaux contre protection) :
« Le nom de la sainte inscrit sur les paquets non ouverts, ainsi que les initiales apparaissant entre eux et les paquets ouverts < S A pour Sainte Agathe >, établissent un lien fort avec Agathe et impliquent que les cadeaux emballés et non emballés lui appartiennent. L’inscription Agatha…. sert aussi à l’invoquer, elle et les protections qu’elle offre. Entre autres choses, on invoquait Agatha contre les maladies du sein et elle était la patronne des nourrices : ce qui peut avoir été important pour Catherine de Clèves, en tant que femme et en tant que mère. »
Empêché dans le réalisme naturaliste, le Maître se rabat ici sur un réalisme technique : on n’aurait aucun peine, à partir des vues « ouvert » et « fermé », à empaqueter des cadeaux à la mode du XVème siècle.
Article suivant : 5.2 Quelques types de bordures
J.W. Bouton, 1871, Gesta Romanorum, Or, Entertaining Moral Stories: Invented by the Monks as a Fireside Recreation and Commonly Applied in Their Discourses from the Pulpit : Whence the Most Celebrated of Our Own Poets and Others, from the Earliest Times, Have Extracted Their Plots, Volume 2, p 6 https://books.google.fr/books?id=0W9KAAAAYAAJ&pg=PA6&dq=%22This+done+,+she+deposited+the+tablets+by+the+infant%22&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwj304DYptrvAhULA2MBHewRBLIQ6AEwAXoECAYQAg#v=onepage&q=%22This%20done%20%2C%20she%20deposited%20the%20tablets%20by%20the%20infant%22&f=false [4] Thomas DaCosta Kaufmann and Virginia Roehrig Kaufmann « The Sanctification of Nature: Observations on the Origins of Trompe l’oeil in Netherlandish Book Painting of the Fifteenth and Sixteenth Centuries », The J. Paul Getty Museum Journal, Vol. 19 (1991), pp. 43-64 https://www.jstor.org/stable/4166611 [5] Pour un recensement exhaustif de badges retrouves dans des pages, et la reproduction des manuscrits avec pièces peintes, voir la thèse de Megan H. Foster « Pilgrimage through the pages: pilgrim’s badges in late medieval devotional manuscripts » Dissertation , 2011 https://www.ideals.illinois.edu/handle/2142/29606 [6] Madlyn Millner Kahr « Dutch Painting In The Seventeenth Century », p 10 [7] Sarah Briggs, « Catherine Caged: Birds in the Margins of the Hours of Catherine of Cleves », Bowdoin Journal of Art https://www.academia.edu/13175110/Catherine_Caged_Birds_in_the_Margins_of_the_Hours_of_Catherine_of_Cleves