Le thème de la « musca depicta », qui devient courant en Italie vers la fin de XVème siècle, a été beaucoup étudié, et les historiens d’art se sont employés à en débusquer les exemples. S’ils sont désormais tous connus, il se pourrait que l’interprétation habituelle qu’on en donne – celle d’un trompe-l’oeil réaliste – soit fausse et rétrospective .
Petit panorama des origines du motif….Article précédent : 3 Les jardins oniriques du Maître de Marguerite d’Orléans
La première représentation naturaliste
Fol 4v Fol 6v
1330-40, BL Add MS 28841 et
Les toutes premières illustrations naturalistes de petits animaux, insectes ou coquillages, apparaissent dans ce manuscrit gênois.
Fol 6v (détail)
L’état d’esprit est encyclopédique, mais sans grande rigueur, puisque ces lapins très schématiques et de taille réduite viennent s’insérer près d’insectes qui nous semblent peints avec plus de réalisme : en fait, cette impression tient essentiellement au grossissement, car la cigale à gauche est elle-aussi très simplifiée.
Fol 4v (détail)
Les animaux sont peint sur des rinceaux formant les marges et parfois des interlignes, mais ils font clairement partie de la zone « décoration » : jamais ils ne se superposent au texte et n’ambitionnent d’être des trompe-l’oeil.
Les Heures Visconti
La marge structurante
Adoration des Mages, Création du monde
Livre d’Heures de Jean Galeas Visconti, Vol 2 Landau Finaly 22, fol LF18-LF19
La page de droite a été réalisée lors de la première campagne d’illustration par Giovannino dei Grassi, entre 1390 et 1400. Celle de gauche a été rajoutée lors de la seconde campagne, après 1412, par Belbello da Pavia. Les marges de la nouvelle page ont été conçues pour s’harmoniser avec celles de l’ancienne :
- les deux prophètes latéraux correspondent aux deux tours,
- les rinceaux floraux du bas à la colline peuplée de cerfs ;
- le roi David, dans la marge haute, au château dans le ciel.
Ce type de composition encore médiéval montre que les marges ont avant tout un rôle décoratif, structurant l’aspect global de la page.
Des innovations bluffantes
Création du Ciel et de la Terre, fol LF19
La page la plus ancienne pousse à l’extrême le principe du « monde dans une bouteille ». Tandis que les premières enluminures sont nées dans l’espace minuscule à l’intérieur d’une initiale, ici l’initiale D de Deus occupe presque tout l’espace. Elle réduit le texte (la prière des Matines de la Vierge, « O deus adjutirum meum intende..) à la portion congrue, sous le soleil viscontien qui est un des leitmotivs du manuscrit.
Cette page est une véritable gageure : illustrer la scène la plus grandiose de la Bible par une seule lettre, dont le centre représente le Ciel et le bord la Terre. Le texte qui correspond vraiment à la scène doit être déchiffré dans le livre miniature que porte un ange, en haut de la seconde tour :
Au commencement Dieu fit le ciel et la terre (Genèse 1,1)
La terre était informe et vide (Genèse 1,2)
In principio fecit Deus caelum et terram
Terra autem erat inanis et vacua.
Ce jeu très moderne de contrepieds avec les proportions habituelles va de pair avec une autre innovation : les sept mouches, qui seraient, selon D.Arasse, le « tout premier trompe l’oeil de l’art européen » [1].
Les mouches dans les Heures Visconti
Joachim au désert (détail)
Livre d’Heures de Jean Galeas Visconti Vol 1 Florence Banco Rari 397 fol BR2v, Giovannino dei Grassi, 1390-1400
On trouve des mouches dans une autre miniature du même manuscrit : deux importunent une vache qui tente de les chasser avec sa queue, l’autre n’empêche pas sa voisine de brouter. Pour la lisibilité, elles ont été légèrement agrandies, mais elles font clairement partie de la scène et n’ont rien à voir avec celles de la Création. Anna Eörsi [2] y voit le premier exemple de ces morceaux de bravoure graphiques qui vont se multiplier par la suite :
« A partir de ce moment, la mouche devient la marque de l’excellence artistique, de la capacité à produire des représentations fidèles de la réalité – malgré ou indépendamment des diverses associations d’idée, pour la plupart négatives (C’est un paradoxe que la représentation fidèle de petits insectes, qui sont les plus faciles à représenter de manière réaliste, soit néanmoins devenue le nec plus ultra de la compétence artistique.) Il faut également un certain sens de l’humour au peintre qui, pour démontrer sa virtuosité, se sert d’une mouche – ce symbole du péché et colocataire détesté que nous préférerions garder à distance ! «
Un petit malentendu (SCOOP !)
Je pense qu’il faut creuser un peu plus pour comprendre la véritable signification de ces mouches, qui sont loin d’être posées au hasard sur la page.
Deux d’entre elles font mine de lire le « livre dans le livre » : comme si ces animaux, intéressés au premier chef par la question du ciel et de la terre, consultaient le texte de leur origine. En ce sens elles fonctionnent comme une métaphore humoristique du lecteur humain.
Deux autres mouches ridiculisent, par leur taille, le couple de faucons. Celle de droite contemple la scène éternelle du prédateur (le chat caché derrière un buisson) et de la proie (une musaraigne dans son terrier), un peu à l’image de Dieu contemplant de l’extérieur et d’en haut le mal qui rode.
Les trois autres mouches sont posées dans la marge inférieure, en compagnie d’une lucane et d’un papillon de nuit qu’il faut compter également parmi les « trompe-l’oeil », bien qu’Arasse n’en parle pas : en effet, si les mouches et possiblement la lucane peuvent être considérées comme posées sur la page, il n’en va pas de même du papillon qui volette en avant.
Il y a évidemment une correspondance humoristique entre la lucane-cerf posée à côté des trois mouches, et le sept-cors qui, juste en dessous, vient contester la harde des trois cinq-cors.
Quant au papillon géant, il vient venger son confrère pris à partie par un pic.
Ces insectes géants ne sont donc à lire, ici, ni comme des morceaux de bravoure (il ne sont pas plus spectaculaires que la minuscule musaraigne) ni comme les « trompe-l’oeil » qu’ils deviendront par suite : toute la page fonctionne sur l’inversion des proportions (le monde dans une initiale, le livre dans le livre) et la taille disproportionnée des insectes par rapport aux mammifères ou aux oiseaux « dans l’image » vient servir la même idée.
En cela, Ils restent dans l’esprit médiéval des marginalia, qui glosent ou ironisent par rapport à l’image principale.
La mouche métaphysique (SCOOP !)
St Jean l’Evangéliste, fol 16v (détail)
Frères Limbourg, 1411-16, Les Très Riches Heures du duc de Berry, Musée Condé, Chantilly, MS 65
Dans la liste des présumés ancêtres du « trompe l’oeil », cette pauvre mouche vient juste après celles des Heures Visconti : pour un morceau de bravoure, elle est modeste…
Il se trouve qu’elle est posée en regard d’un autre texte « métaphysique », celui qui justement paraphrase le début de la Genèse :
Début de l’Evangile selon Saint Jean
Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu.
Initium sancti evangelii secundum joannem
In principio erat Verbum, et Verbum erat apud Deum
La mouche du Duc de Berry traduit sans doute la même idée que celles de Jean-Galéas Visconti : posée à côté du texte qui décrit le commencement du monde, elle commente, ironiquement, l’insignifiance du lecteur.
En ce sens, le moucheron est une image de la disproportion divine, un peu comme une autre iconographie mal comprise : la très ancienne image de la terre réduite à un disque minuscule entre les doigts du Créateur (voir 3a L’énigme du disque digital).
La première mouche « en trompe l’oeil »
Triptyque de la Mort de la Vierge (détail) Vers 1440, Esztergom Christian Museum, Hongrie
Jusqu’à ce qu’on en trouve un autre, la plus ancienne mouche peinte dans l’intention indéniable de tromper l’oeil est celle-ci, exhibée par Anna Eörsi :
- une mouche se dirige vers le M de l’inscription « Caspar+walthisar+melchior » du petit parchemin fixé par de la cire sur le bord du lit ;
- une araignée pend sous le livre de l’Apôtre.
La mouche attirée par le cadavre de Marie et menacée par l’araignée participe à une narration marginale, tout en symbolisant le mal. Mais elle participe aussi, avec le morceau de parchemin collé, l’image de la Saint Face, et les charnières, à une tentative manifeste de réalisme.
Si Giovannino dei Grassi a inventé pour les puissants Visconti la mouche métaphysique, il se pourrait bien que ce soit ce peintre hongrois anonyme, tentant à sa mesure d’imiter le réalisme flamand, qui ait peint la première mouche que tout un chacun a envie de chasser.
Références : [1] Daniel Arasse, Le Détail, page 134 [2] Anna Eörsi « Puer, abige muscas! Remarks on Renaissance Flyology. » 2001, Acta Historiae Artium https://www.academia.edu/44744444/Puer_abige_muscas_Remarks_on_Renaissance_FlyologyArticle suivant : 5.1 Les bordures dans les Heures de Catherine de Clèves