Dès le début du XVème siècle, des artistes de premier plan ont commencé à utiliser le cadre comme un objet graphique à part entière, pour une clientèle amatrice d’innovations. C’est le cas des Frères Limbourg dans Les Très Riches Heures du duc de Berry.
L’arcade demi-circulaire
La Visitation, fol 38v, Fréres Limbourg, 1411-16
Les Très Riches Heures du duc de Berry, Musée Condé, Chantilly, MS 65
La charte graphique du manuscrit est celle d’un cadre doré rectangulaire, avec en haut une extension en arcade demi-circulaire. La bordure est ici peuplée de drôleries sans rapport avec l’image principale.
Ainsi la bordure inférieure montre, de gauche à droite :
- une scène de fantaisie : un vieil homme tirant dans une brouette un ours joueur de cornemuse ;
- un emblème du Duc de Berry : le cygne navré, dans la lettrine ;
- une scène naturaliste de chasse aux petits oiseaux : le hibou attaché sur une perche attire les oiseaux qui cherchent à le faire fuir ; l’oiseleur les attrape à l’aide d’une longue pince bifide actionnée par une ficelle (sur cet objet, appelé Knobe dans les pays germaniques, voir l’article de Jeroen Stumpel [1]) ;
- un détail à chercher : le lapin caché dans le feuillage.
Le Mont Saint-Michel, fol 195, Frères Limbourg, 1411-16
L’extension demi-circulaire du cadre ajoute à l’expressivité, en montrant Saint Michel à la fois au dessus et en dehors. Tandis que le Saint surplombe le monastère aux toits d’ardoise, le Dragon perd son sang sur les toits rouges de la Cité.
La procession de saint Grégoire à Rome, Fol 71v-72, Frères Limbourg, 1411-16
L’arcade semi-circulaire sert ici encore à mettre en évidence Saint Michel, statufié en haut du château St Ange. Très logiquement, elle se trouve au centre, pour indiquer que la même image s’étend sur les deux pages.
Dans la seconde, la forme du cadre, contournant la bordure florale et le texte, montre que l’image n’est pas conçue comme un objet posé en avant sur la page, mais plutôt comme une découpe au rasoir dans la page, laissant voir un au-delà du texte.
L’arcade et ses exceptions
La rencontre des Rois Mages, fol 51v L’adoration des Rois Mages, fol 52
Frères Limbourg, 1411-16
Ce bifolium montre à gauche une scène totalement originale : venant des trois partie du Monde, les Rois se rencontrent à un Montjoie, monument qui du temps des Croisades signalait au pèlerin un site d’où l’on pouvait voir Jérusalem.
Le plaisir visuel consiste à retrouver, dans la seconde image, les Trois Rois par leurs habits (par respect pour Jésus, ils ont confié à l’escorte leur couronne caractéristique).
L’extension demi-circulaire du cadre sert à attirer l’oeil sur l’Etoile : en la décalant sur la gauche dans la seconde image, les Frères Limbourg font passer l’expressivité avant la régularité.
L’arrestation de Jésus, fol 142v Le Christ conduit à la demeure de son juge, fol 143
Frères Limbourg, 1411-16
Si le cadre rectangulaire de la scène de gauche fait exception, c’est pour souligner que la scène qu’il renferme est-elle aussi à part : les soldats endormis font partie d’une autre scène, celle de la Résurrection ; en les incluant dans l’ombre du Jardin des Oliviers, les frères Limbourg créent un raccourci narratif qui fusionne en une image onirique la première et la dernière scène de la Passion.
Par contraste, le cadre « baroque » de la seconde image marque le retour au réel : l’arcade centrale flanquée par les deux quarts de cercle latéraux accompagne le Christ auréolé, coincé entre les deux côtés de la rue.
Le Péché originel, fol 25v L’Annonciation, fol 26
Fréres Limbourg, 1411-16
Une autre exception remarquable se trouve dans ce bifolium : le seul cadre circulaire du manuscrit figure les murailles du Paradis perdu, et souligne l’opposition ontologique EVA/AVE entre la désobéissance d’Eve et l’obéissance de Marie.
On notera, à plusieurs endroits de la bordure de l’Annonciation, l’autre emblème animal du duc de Berry : l’ours.
L’unique bordure à médaillons
Dans toutes les pages de ce très célèbre manuscrit, une seule comporte une bordure à médaillons, enchâssés dans un motif floral (sur cette formule, voir 2 Les bordures à médaillons)
Les obsèques de Raymond Diocrès, fol 86v
Les Très Riches Heures du duc de Berry, Musée Condé, Chantilly, MS 65
La composition remonte probablement aux frères Limbourg (1410-16) : elle regroupe en effet en une seule page plusieurs épisodes de la Vie de Saint Bruno, qui avaient fait l’objet de pages séparées dans les Belles Heures de Jean du Berry, manuscrit réalisé quelques années plus tôt [2]. La bordure aurait été réalisée par un artiste spécialisé, le Maître de Bedford, et la scène centrale, inachevée, a été terminée par Jean Colombe bien plus tard.
A gauche, quatre médaillons illustrent la vie de Saint Bruno, avant l’épisode décisif de sa présence lors de la mort du célèbre prédicateur Raymond Diocrès :
- A1 : Bruno enseigne à Reims, avant d’en être chassé pour simonie ;
- A2 : Bruno suit l’enseignement de Raymond Diocrès à Paris ;
- A3 : Bruno visite Diocrès sur son lit de malade ;
- A4 : Bruno mène son cortège funèbre.
Dans la scène centrale, Diocrès se réveille de la mort pour clamer que, malgré ses mérites évidents, il a été condamné lors du Jugement de Dieu, ce qui terrifie l’assistance.
Les quatre médaillons de droite, qui correspondent graphiquement à ceux de gauche (flèches jaunes) illustrent les conséquences de cet évènement, qui va changer la vie de Bruno :
« Que pouvons-nous espérer, êtres misérables que nous sommes ? Fuyons et vivons dans la solitude.»
- B1 : Fin de l’enterrement de Diocrès ;
- B2 : L’évêque Hugues de Grenoble voit en rêve six étoiles ;
- B3 : Il les reconnaît dans Bruno et ses cinq compagnons ;
- B4 : Les six se retirent dans un ermitage et fondent la Grande Chartreuse.
La scène du bas (cadre bleu) est une autre histoire bien connue de conversion spirituelle impulsée par la Terreur de la mort : Trois Vifs (à cheval) rencontrent trois Morts (à pied) qui leur annoncent que la puissance, l’honneur et la richesse ne sont rien ; en voyant une Croix, les trois Vifs comprennent qu’ils viennent de recevoir le dernier avertissement.
Deux médaillons symboliques prennent en tenaille les deux histoires (flèche rouge) :
- en haut la Mort chevauchant une licorne noire ;
- en bas la multitude des Morts.
La sophistication narrative se double d’une grande sophistication graphique :
- les rinceaux ne sont pas conçus comme des cadres pour les médaillons, mais plutôt comme des décorations posées par dessus les images, qui quelquefois débordent ;
- le liseré doré du panneau central frôle d’autres formes, mais se garde bien de les recouvrir : ainsi est maintenue l’ambiguïté fructueuse entre une image encadrée posée sur la page, ou une découpe dans la page laissant voir une image sous-jacente ;
- le panneau inférieur, en renonçant aux angles et aux lignes droites, opte clairement en faveur de la découpe.
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