Loin de n'être qu'une observation empirique ponctuelle, le phénomène est quantifié par une enquête qu'a menée le cabinet Gartner au début de l'année auprès de 2 400 salariés (exerçant des professions intellectuelles, les plus concernées par le changement). Ses conclusions ne laissent aucune place au doute : les entreprises qui tentent de recréer dans leurs politiques de télétravail les conditions de fonctionnement qui prévalaient lorsque leurs effectifs étaient rassemblés dans leurs locaux font fausse route.
Confrontées à l'impératif de basculer soudain dans un univers d'équipes virtuelles et de connexions à distance, ces organisations ont répondu dans la précipitation, se concentrant d'abord sur les difficultés techniques à résoudre afin de survivre (équipement des collaborateurs, déploiement et sécurisation des infrastructures de communication…) et cherchant désespérément à recréer au travers des réseaux numériques et des visioconférences les piliers sur lesquels reposent leurs opérations depuis toujours.
Dans les cas extrêmes, ont été instaurés des contrôles d'assiduité à base de mouchards électroniques, tandis que, d'une manière générale, dans un objectif similaire quoique sous une forme moins ostensible ainsi que dans le but de recréer l'atmosphère des échanges impromptus (par exemple autour de la machine à café), le nombre de réunions futiles et/ou inefficaces a grimpé en flèche. Les employeurs essaient de la sorte de maintenir les principes régissant autrefois la présence dans les bureaux.
Ce faisant, elles infligent des dégâts considérables à leur productivité. D'une part, parce que les personnes qui se savent ou se sentent surveillées sont plus motivées à simuler leur implication (deux fois plus selon Gartner) et parce que les managers à qui a été confiée, sans la moindre formation préalable, la mission de piloter leurs troupes dispersées à domicile s'y épuisent rapidement. D'autre part, parce que les mécanismes qui obtiennent des résultats en face à face perdent toute valeur à travers des écrans.
En particulier, les efforts qui consistent à répliquer la sérendipité des discussions informelles par l'intermédiaire de sessions planifiées, en espérant qu'ils aboutissent au même niveau de créativité (pour l'innovation, notamment, mais également pour la résolution des problèmes), sont irrémédiablement voués à l'échec. Ce défaut est d'ailleurs tellement perceptible qu'il constitue désormais une des premières raisons avancées par les employeurs qui souhaitent faire revenir leurs salariés dans leurs locaux.
Il faudra pourtant se faire à l'idée qu'il n'est définitivement plus possible de restaurer les anciennes traditions. Même si un retour partiel dans les bureaux est souhaité par une majorité de la population active, seule une fraction marginale (4%) en fait sa seule option. L'avenir est à l'organisation hybride, dans laquelle, à tout moment, une partie des employés ne sont pas présents physiquement auprès de leurs collègues. Dans ce nouveau monde, une approche radicalement différente du travail devient nécessaire.
Une des principales exigences à prendre en compte est l'abandon du mode synchrone : il s'agit d'accepter que chacun évolue à son rythme, indépendamment des autres membres de l'équipe, avec un maximum de flexibilité. Complément indispensable à cette mutation, le pilotage par les tâches doit céder la place à une focalisation sur les résultats, qui non seulement s'avère toujours payante pour la performance globale mais possède l'avantage supplémentaire de soulager la pression ressentie par les managers.
Les techniques d'innovation aussi sont affectées. À défaut de pouvoir compter sur le hasard des rencontres pour déclencher des étincelles, il est temps d'envisager une autre méthode, dont il apparaît, dans les structures qui la mette déjà en œuvre, qu'elle est beaucoup plus fructueuse. Bien que requérant une maturité importante, la collaboration intentionnelle, parfaitement adaptée au travail asynchrone, invite à innover à dessein (aux meilleurs moments) et non plus par chance, pour un potentiel de réussite renforcé.
En conclusion, la pandémie aura probablement un impact profond, initialement sous-estimé, sur l'animation des ressources humaines au sein des entreprises. La transition durable vers un système hybride, avec des salariés choisissant librement entre locaux professionnels, domicile et tiers-lieux, en offrait la première manifestation visible. Cependant, une fois cette étape actée, il devient évident que bien des modes de fonctionnement que nous croyions immuables ne survivront pas à la transformation…