Longtemps considéré en France comme une exception, le bilinguisme, ou plus largement l’utilisation récurrente de deux langues ou plus au quotidien, s’impose de plus en plus largement dans notre société. D’après le psycholinguiste François Grosjean, la moitié de la population mondiale est considérée comme bilingue.
Depuis plus de 20 ans, l’UNESCO œuvre pour une sensibilisation aux langues dans l’éducation dès le plus jeune âge. En termes de politiques éducatives, cela suppose de s’appuyer sur une ou plusieurs langues maternelles, et d’inclure dès que possible des langues régionales et/ou internationales.
En France, les langues sont abordées de plus en plus tôt, dès la maternelle, pour favoriser l’éveil aux langues et le développement des habiletés phonologiques (notamment la capacité à discriminer et reproduire des sons) qui sont un fort prédicteur des performances futures en lecture.
Si le bilinguisme se développe, il continue néanmoins à susciter des craintes associées au développement langagier des enfants, et les discours visant à décourager l’acquisition simultanée de deux langues (« qu’il apprenne bien le français avant d’apprendre une autre langue » ; « les enfants qui apprennent deux langues sont moins bons que des natifs dans les deux langues ») sont encore largement véhiculés.
Pourtant, les études en sciences cognitives ou en psycholinguistique, très développées sur la question, n’amènent pas à tenir un discours alarmiste. Les investigations menées par les chercheurs ces 20 dernières années ont même commencé mettre en avant, de façon récurrente, le terme « d’avantage bilingue ».
Les contributions les plus marquantes allant dans le sens de cet avantage bilingue ont été apportées par les travaux d’Ellen Bialystok, professeure de psychologie à l’Université de York (Canada), qui ont mis en évidence des effets bénéfiques du bilinguisme tout au long de la vie. Mais concrètement, comment peut-on qualifier cet avantage ?
Les bilingues sont parfois identifiés comme des « jongleurs », car ils sont amenés, de façon plus ou moins régulière, à passer d’une langue à une autre. Cette activité de changement de langue suppose d’exercer une forme forte de contrôle cognitif, puisque pour communiquer dans une langue donnée, il faut que l’autre soit mise en retrait, afin d’en limiter les interférences.
Les capacités cognitives seraient ainsi entraînées par l’expérience bilingue, ce qui se traduirait par un contrôle de l’activation langagière plus efficace, pouvant bénéficier également à d’autres composantes de notre système cognitif, comme la capacité à contrôler ses actions motrices. Cependant, ces bénéfices ne se limitent pas au bilinguisme, et l’on peut retrouver des capacités de contrôle améliorées chez des personnes pratiquant régulièrement la musique, et même les jeux vidéos !
Un premier élément de réponse se trouve dans les études examinant le fonctionnement cérébral des personnes bilingues. Plusieurs recherches ont considéré l’importance des stimulations environnementales – par exemple la diversité de l’environnement langagier ou le fait de réaliser quotidiennement des activités riches sur le plan cognitif – comme facteur expliquant l’augmentation de la densité de la matière grise.
Chez les enfants, ces bénéfices peuvent se traduire à différents niveaux. Au niveau des apprentissages scolaires, il semble que le bilinguisme favorise le développement du langage, de façon globale, et plus particulièrement les habiletés de littératie, qui définissent les aptitudes à utiliser les informations écrites dans la vie courante.
Sur ce plan, certaines études ont mis en avant que les bilingues avaient de meilleures performances en lecture notamment, associées à de plus grandes habiletés à discriminer les sons. Cela fait référence, de façon plus large, aux habiletés métalinguistiques, notamment en termes de conscience phonologique : l’enfant a une plus grande conscience des représentations des sons, et est plus à l’aise pour jouer avec.
Sur le plan sémantique, les bilingues montrent une plus grande flexibilité à jouer avec le langage, et à en apprécier la nature arbitraire - jouer avec le sens des mots notamment, ainsi avec des homographes interlexicaux qui ont la même écriture mais un sens différent (par exemple, le mot français « four » se traduit par « oven » en anglais, et le mot anglais « four » se traduit par « quatre » en français).
Plus globalement, le bilinguisme aurait un apport positif sur le développement de l’attention, ce qui permettrait aux bilingues d’ignorer une information qui n’est pas pertinente, de résoudre un conflit généré par une compétition d’activation (en situation de double tâche par exemple), ou encore de minimiser la quantité de ressources cognitives associées au changement de tâche. Ils peuvent ainsi mieux focaliser leur attention sur l’information appropriée et ignorer les distractions.
Ces avantages prennent particulièrement sens considérant les activités de classe auxquelles les enfants sont confrontés. Une meilleure capacité d’autorégulation est associée à une focalisation de l’attention beaucoup plus forte sur ce qui est important, dont le pendant est une distraction atténuée. Ces élèves font également montre d’une plus grande facilité à adopter un comportement adapté en fonction d’un contexte spécifique (comme refuser de participer à une activité dangereuse ou inappropriée).
Si la plupart de ces avantages se retrouvent chez l’adulte, le bénéfice le plus marquant concerne le vieillissement cognitif. Bialystok a évoqué à ce sujet un cerveau bilingue plus « sain » après avoir identifié, chez des patients atteints d’une démence de type Alzheimer, un retard dans l’apparition et le développement des symptômes. Le bilinguisme est ici considéré comme une source de gymnastique mentale qui profite à l’ensemble des structures cérébrales.
Si les avantages sont nombreux, plusieurs études de psycholinguistique ont mis en évidence des temps de réaction plus longs chez les bilingues dans certains tests évaluant l’accès au lexique mental. Il est admis également qu’un enfant bilingue ne dispose pas d’une quantité de vocabulaire aussi importante qu’un enfant monolingue du même âge.
Toutefois, cela ne doit pas conduire à conclure trop rapidement à un retard de langage car, si l’on considère les deux langues connues, la quantité de vocabulaire accessible pour le bilingue est comparable, voire supérieure, à celle d’un monolingue.
Les enfants bilingues peuvent également, lorsqu’ils commencent à parler, produire des énoncés qui mélangent deux langues. Ces alternances de code langagier, fréquentes souvent jusqu’à l’âge de 4 ans environ, diminuent lorsque le niveau de maîtrise de chacune des langues augmente, et de façon intéressante sont toujours élaborées en conservant le sens de la phrase énoncée.
En conclusion, les bilingues suivent les mêmes étapes de développement que les monolingues, mais sur un rythme adapté à la construction progressive d’un lexique en deux langues. C’est une spécificité qui doit pouvoir s’exprimer, car développer l’utilisation des langues est un excellent moyen de s’ouvrir au monde.
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