Il y avait longtemps que nous n’avions pas eu de nouvelles de Mauricio Electorat. L’auteur chilien, encensé pour Sartre et la citroneta (son deuxième roman, publié en France en 2005). Le revoici avec un roman publié au Chili et dont il a assuré lui-même la traduction en français, Petits cimetières sous la lune, un roman mélancolique où se croise les fantômes d’un passé dont le Chili ne finit pas de panser les plaies. Entretien.
« Chili et carnets » : Quel a été le déclencheur de cette histoire ?
Mauricio Electorat : « J’ai voulu croiser une expérience personnelle – celle du jeune étudiant qui arrive à Paris, la tête pleine de rêves, qui évidemment sont chamboulés au contact, disons, de la cruauté du réel – avec une expérience « nationale », à savoir, celle des familles divisées par la dictature, ceux qui y ont adhéré, ceux qui l’ont refusée et combattue, ceux qui n’on jamais pris partie,.. Concrètement, j’ai voulu « mettre en récit » la relation entre un fils profondément anti-pinochetiste avec un père profondément pinochetiste, c’est à dire conservateur, traditionnel, poujadiste, et en même temps très naïf -comme le sont souvent les personnes très conservatrices-, quelqu’un qui voue une admiration sans bornes aux militaires -ces héros, sauveurs de la patrie- et que lorsqu’il se rend compte qu’en fait il s’est fait manipuler par une bande de gangsters, se suicide. C’est un roman qui s’interroge sur la relation filiale. L’histoire essaie de répondre, par une intrigue particulière, à une question universelle, à savoir : qui est le père ? »
« Chili et carnets » : Que mettez-vous de vous dans vos romans ?
Mauricio Electorat : « Pas grand chose, et énormément de choses en même temps. Je veux dire par là qu’un romancier écrit toujours avec son vécu, son expérience du monde. Mais il ne faut pas oublier le mot de Stendhal : « un roman est un miroir qui se promène sur une grande route », ainsi que celui d’Aragon qui lui fait pendant : « le roman est un mentir vrai ». Dans mon cas, et toutes proportions gardées, j’ai prêté au père de mon roman l’aspect physique et le franc-parler, assez brutal d’ailleurs, du mien. Mais ce n’est pas mon père. Et ce jeune étudiant, qui se retrouve veilleur de nuit dans un hôtel de Montparnasse et qui entre dans la vie parisienne par la porte de service, si je peux dire, c’est moi… et ce n’est pas moi. Voici justement l’un des aspects les plus fascinants de la fiction : elle vous permet de répondre, en brouillant les pistes, en vous travestissant, à une autre question essentielle, celle de savoir qui est celui qui écrit. Bien entendu, à cette question il n’y a que des réponses fragmentaires, insuffisantes. C’est pour cela qu’on continue à écrire. »
« Chili et carnets » : Vous avez vous-même traduit votre roman en français. Comment s’opère la mécanique ?
Mauricio Electorat : « D’une façon très étrange, car si le français est ma deuxième langue depuis mon enfance et que j’ai vécu à Paris pendant plus de vingt ans, c’est vrai que j’avais toujours traduit du français vers l’espagnol et pas l’inverse. À cela s’ajoute le fait, parfois ingrat, que vous traduire vous même suppose découvrir les ressorts intimes de votre propre écriture et les adapter dans la langue d’arrivée. En l’occurrence, j’ai réalisé à quel point ma langue littéraire est une langue parlée, au niveau du lexique mais aussi de la syntaxe. Prenant un raccourci, je pourrais dire que je suis un écrivain chilien, car j’écris en chilien. Et ce n’est pas toujours facile de traduire cette langue en français, car la langue française fait encore la différence entre langue écrite et langue orale (beaucoup plus que la langue ou les langues littéraires en espagnol, en tout cas). Malheureusement (pour moi, et pour pas mal d’écrivains et de poètes latino-américains) les traces de la langue de Rabelais et celles de Céline -c’est à dire une langue littéraire fondamentalement carnavalesque et orale- se submergent et s’éparpillent dans les sous-genres: polars, ou plutôt, romans des bas-fonds, romans de gare, etcétéra. Alors qu’au Chili, le dernier poète national (pour utiliser une notion romantique) est Nicanor Parra, qui fait de la parole, de la langue orale chilienne, une langue poétique à part entière. »
« Chili et carnets » : La littérature chilienne, du moins, celle qui arrive en France, est encore très imprégnée de la dictature et de ses conséquences, même chez des auteurs qui ne l’ont pas connue comme vous. Comment l’expliquez-vous ?
Mauricio Electorat : « Deux précisions. D’abord, j’avais treize ans, en 1973, lorsque le coup d’État de Pinochet est intervenu. Toute mon adolescence et, pour ainsi dire, ma première jeunesse ont été marquées par la dictature. J’avais vingt-neuf ans -et je vivais à Paris depuis quelques années- lorsque la dictature s’est terminée en 1989. C’est une période cruciale dans la vie, ces années de formation. Ensuite, je crois que la dictature, avec sa charge de terreur, de cruauté, mais aussi de médiocrité intellectuelle et morale, représente une coupure radicale avec la tradition démocratique chilienne. N’oublions pas qu’Allende, qui se déclarait volontiers marxiste et révolutionnaire, ne souhaitait pas pour autant l’instauration d’un régime assimilable aux « socialismes réels », comme on disait à l’époque, mais proposait une « voie chilienne au socialisme », qui consistait fondamentalement en un socialisme démocratique. C’est pour cela que la figure d’Allende a inspiré bien d’hommes politiques de gauche en Europe, Mitterrand par exemple, qui déclarait avant d’accéder au pouvoir en 1981 qu’il voulait être le Allende français. Et c’est pour cela aussi que le « cas chilien » a eu autant de retentissement parmi les élites cultivées des démocraties occidentales, alors que la dictature de Videla, en Argentine, contemporaine de la chilienne, a fait trois fois plus de victimes et a conduit son pays dans une guerre génocide avec l’Angleterre. Mais aujourd’hui personne ne se souvient de Videla (hormis les Argentins, bien sûr). Allende a su créer et incarner le mythe du socialiste démocratique latino-américain mieux que quiconque. En se suicidant dans le palais présidentiel (avec la Kalachnikov que lui avait offert Fidel Castro, d’ailleurs), Allende marque son profond attachement à la démocratie et à l’idée républicaine. Inversement, la dictature qui s’ensuit est unanimement répudiée. C’est « la » tragédie nationale moderne. Et les écrivains, nous adorons les tragédies. »
« Chili et carnets » : Qu’est devenu le militant que vous étiez à vingt ans ? Quelles sont les causes qui, aujourd’hui, vous engagent ?
Mauricio Electorat : « Un abominable social-démocrate. Un nauséabond partisan des libertés démocratiques, de l’affranchissement de tous les dogmes par le scrutin de la raison, de l’esprit critique qui repose sur l’éducation, tel que le conçoivent les philosophes des Lumières. En ces temps de populisme rampant (et parfois triomphant), de droite ou de gauche, je suis un homme à abattre. »
« Chili et carnets » : Quel regard portez-vous sur le Chili contemporain à quelques mois de l’élection présidentielle ?
Mauricio Electorat : « Justement, le Chili -comme le Brésil, les États-Unis et, bien avant, le Vénézuela, mais aussi la France ou l’Espagne- est entré dans une spirale de populisme : il ne s’agit pas de proposer un projet politique, de penser le pays à dix, vingt ou trente ans, mais de dresser le « peuple » (nécessairement vertueux, habité d’une sagesse téléologique) contre les « élites » (corrompues, cupides, égoïstes, autarciques). Ainsi, le candidat du Parti Communiste, favori dans les sondages, propose une « rupture démocratique » avec la « démocratie néo-libérale » et entourer la prochaine assemblée constituante (qui sera élue démocratiquement) par le peuple. Et le candidat de l’extrême droite déclare que la première chose qu’il ferait s’il était élu ce serait d’inviter la veuve de Pinochet à boire le thé à La Moneda. Entre-temps, la gauche démocratique et moderne, sans leaders et sans idées, se déchire dans des querelles intestines sans lendemain. C’est la chronique d’une défaite annoncée. Il ne serait pas extraordinaire que je doive souscrire la phrase de Céline, « je finis comme j’ai commencé », c’est-à-dire, par l’exil. »
« Chili et carnets » : Quels sont vos projets, vos envies ?
Mauricio Electorat : « Continuer à écrire. »
« Petits cimetières sous la lune », par Mauricio Electorat, aux éditions Métailié, 21 € et 12,99 €
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