Après plusieurs articles sur la finance, la financiarisation de l'économie et ses conséquences, je souhaite revenir aujourd'hui sur le poids démesuré de la finance dans les pays développés. En effet, entre concentration du secteur bancaire, augmentation formidable de la dette publique mais aussi de la dette privée, augmentation historique du bilan des Banques centrales et création de monnaie, la finance semble plus que jamais toute puissante ! Et pourtant, l'économie se porte très mal...
Le poids démesuré de la finance
On peut mesurer le poids de la sphère financière de plusieurs manières, mais nous n'en retiendrons que trois pour les besoins de ce billet :
* la première consiste à additionner au niveau mondial l’encours de crédit, l’encours d’obligations et la capitalisation boursière :
[ Source : Natixis ]
* la deuxième consiste à ajouter au résultat précédent l’encours de produits dérivés, titres qui servent depuis la libéralisation des marchés financiers à couvrir les risques de marché et (trop) souvent à spéculer :
[ Source : Natixis ]
* la troisième additionne la taille des marchés de dérivés avec celles des marchés financiers et du marché des changes (unité : le millier de milliards de dollars, appelés trillions par les Américains et parfois téra-dollars) :
[ Source : www.financeglobale.fr ]
Dans le cadre de la première approche, c'est essentiellement l'endettement public et privé qui explique la hausse du poids de la finance. Toute la question est alors de savoir ce qui est financé par cette dette... Avec la deuxième approche, utilisée entre autres par Patrick Artus, le poids de la sphère financière représente ainsi plus de 1 100 % du PIB mondial, ce qui revient à dire que l'économie financière pèse 12 fois plus que l'économie réelle ! Avec la troisième approche, développée par François Morin notamment, les flux financiers sont près de 60 fois supérieurs aux flux de l'économie réelle !
La santé insolente de la finance
Dans l'excellente vidéo ci-dessous, Olivier Passet montre que jusque-là, l'on n’assiste à aucun effondrement financier (krach, crise de change...) majeur malgré l'hypertrophie de la sphère financière :
Mais comme il le dit avec justesse, "l'important c'est l’atterrissage". En effet, l'économie réelle continuera-t-elle longtemps à accepter de porter les risques dont se déleste la finance ?
La finance autonome
Lorsque l'on explique les marchés financiers aux étudiants, il est d'usage d'évoquer leur rôle de financement de l'économie réelle. Or, si l’on s'intéresse à la différence entre les émissions d'actions par les entreprises et les rachats d’actions - la différence est appelée émission nette -, il devient difficile d'affirmer que le marché des actions finance encore les entreprises :
[ Source : Natixis ]
Pis, les investisseurs, dans leur quête d'actifs susceptibles d'apporter un rendement positif, recyclent la monnaie obtenue de la Banque centrale lors du rachat de titres (dans le cadre du Quantitative easing) en se portant acquéreurs des mêmes classes d'actifs. D'où le fait que les prix de ces actifs n'apportent plus guère d'information. D'où également un écrasement des primes de risque pas toujours justifié. D'où de potentielles bulles qui, lorsqu'elles éclateront, laisseront les pots cassés et la facture afférente à l'économie réelle (État, citoyens, entreprises, ménages et désormais Banques centrales). Question subsidiaire : la valorisation des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) est-elle le signe d'une bulle ?
En tout état de cause, cela tend à démontrer que la finance s'est désolidarisée de l'économie réelle, au point d'être devenue une sphère autonome, en concurrence avec l'économie réelle dans l'utilisation de l'épargne (voir mon article sur la financiarisation de l'économie et celui sur ses conséquences). En dernier ressort, l’écart croissant entre le rendement des fonds propres pour les actionnaires (RoE) et le taux d’intérêt sans risque n'est-il pas l'argument ultime pour démontrer la volonté prédatrice de la finance en tant que sphère autonome de l'économie réelle ?
[ Source : Natixis ]
Dès lors, l'on comprend mieux pourquoi les entreprises soumises à un tel essorage par les actionnaires (que faire face à des fonds d'investissements ou gestionnaires d'actifs tels BlackRock ?), en arrivent à dégrader leurs conditions de travail (flexibilisation, compression salariale, précarisation de l'emploi...), parfois jusqu'au point de rupture.
Dans ces conditions, demandez-vous pourquoi les politiques monétaire non conventionnelles des Banques centrales ne stimulent pas l’investissement des entreprises, même lorsqu'il s'agit d'opportunités exceptionnelles ! Quant aux crédits accordés par les banques à l'économie réelle, je crains fort que la crise de la covid-19 ne provoque une dégradation brutale des bilans tant des entreprises que des banques commerciales. D'où une augmentation des créances bancaires douteuses et litigieuses à même de déboucher sur des faillites bancaires, sauf à voir encore une fois les Banques centrales intervenir en dernier ressort pour sauver le système...
En définitive, il serait d'intérêt général que les États reprennent à la finance le pouvoir qu'ils lui ont cédé, quitte pour cela à remettre en place quelques règles contraignantes et à démanteler les acteurs trop puissants ! La seule chose que craint la finance autonome, c'est précisément la remise en cause du système capitaliste ou une crise sociale, les deux pouvant se conjuguer...
P.S.1 L'image de ce billet est l'affiche de l'excellent film documentaire Inside Job, qui cherche à analyser les ressorts de la crise financière mondiale de 2008.
P.S.2 Cette image me fait immanquablement penser à cette phrase du roman de Zola, L'argent : "L'argent est le fumier dans lequel pousse l'humanité de demain. Le terreau nécessaire aux grands travaux qui facilitent l'existence". Hélas, la finance actuelle utilise l'argent à d'autres fins que les grands travaux...