(Anthologie permanente) Daniela Seel, anthologie Lyrik im Anthropozän, présentation, choix et traductions de Jean-René Lassalle

Par Florence Trocmé


Daniela Seel a créé les éditions kookbooks en 2003 à Berlin, réénergisant le milieu de la poésie germanophone en faisant découvrir une nouvelle génération de poètes et en réalisant de jolis livres pas très chers avec des couvertures, formats et typographies innovants entre art contemporain et design (réalisés par le graphiste Andreas Töpfer).
En 2016 Daniela Seel, avec l’écrivaine Anja Bayer et le soutien du Deutsches Museum (Musée de l’histoire des techniques de Munich) édite l’anthologie Lyrik im Anthropozän / All dies hier, Majestät, ist deins, un livre de 300 pages qui réussit à regrouper une grande partie des poètes actuels en allemand autour du thème d’une conscience écologique contemporaine qui tente d’émerger avec justesse, entre le parti Vert, les manifestations de jeunes « Fridays for Future » et les études souvent alarmantes des scientifiques. Une telle réflexion en poésie serait à mettre en parallèle en France avec Pierre Vinclair et son beau livre La Sauvagerie chez Corti. L’anthropocène en tant que nouvelle et décisive ère géologique, est un concept qui n’est pas reconnu par tous les universitaires mais qui a attiré avec raison l’attention des activistes, médias, instituts, philosophes et individus sur l’influence humaine renforcée agissant irrémédiablement sur la biosphère de notre planète, et c’est donc le cadre de ce livre.
L’anthologie « Poésie dans l’anthropocène » est ordonnée en chapitres à motifs (sédiments/sentiments, territoires, capital/consommation, climat et peur, ...) mais les poèmes sont diversifiés, non-manichéens et échappent aux classifications.
Elle rassemble des poètes connus (Friederike Mayröcker, Elke Erb), et la génération actuelle entre néo-classiques (Jan Wagner, Steffen Popp, Marion Poschmann) et expérimentaux (Dagmara Kraus, Anja Utler, Daniel Falb, Monika Rinck) ainsi que des plus jeunes (Anne Seidel, Ulrike Almut Sandig, Simone Kornappel, Georg Leß, Tim Holland, Andreas Bülhoff, Daniel Bayerstorfer) et beaucoup d’autres intéressants aussi (l’écrivaine Esther Kinsky).
(Composition du dossier et traductions de l’allemand : Jean-René Lassalle)

Marion Poschmann
Indices du réchauffement

rétifs et droits dans le contrejour
les animaux d’hiver à bordure dorée
mâchent une fonction, un fardeau
nous qui voulions nous sentir plus au chaud
avons encore l’entier soleil pour nous
une légère senteur de fumée à leurs sabots
sourd d’une profondeur inhabituelle. pinçons
les paupières, importunés, éblouis
puis plus tard cela survient donc
colmatons les failles entre eux
ainsi émerge une sensation de joie inespérée
comme des rivières puissamment canalisées
la chaleur hivernale demeure dans le rose
un air de querelle affleure proprement ensaché
dans cette nuit polaire en cellophane.
Marion Poschmann, née en 1969, vit à Berlin. Cinq recueils de poésie et trois romans, dont un est traduit en français chez Stock par Bernard Lortholary : Les îles aux pins.

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Steffen Popp

Les centres de récupération pour matières secondaires étaient lieux originaires
places d’échanges dissimulées de marché noir ou parti
ici s’affichaient poids et quantités tandis qu’aux déchets se fixait
un prix, capitalisme dans le plissé du système
économies de papier journal et bouteilles rincées.
On trimballait fripes et câbles, huile usagée pour des centimes
mais sensible en son insignifiance, libre d’idéologie : le profit.
De ce qui tombé d’un premier cycle aboutissait dans un second
rien n’était inutilisable, bien avant l’écologie. Pierreux
visages en primo-fossiles les marchands brusquaient les balances
- nous étions équipe de récup, toi câble et moi verre,
équipage de ballon : épargnant moi sur sable et toi l’hélium
toi sur corde et soie, moi la compensation de pression, le temps.
Rien de tout cela n’était à posséder. Nous en fûmes riches.
Steffen Popp, né en 1978, vit à Berlin. Quatre recueils et un roman. Il a aussi traduit et édité les poètes nord-américains Elisabeth Bishop et Ben Lerner.

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Georg Leß

Cinquième roulement / lyricorico

le jour jette sa pièce en l’air, circule
le familier, roulement de tambour, sois
sans crainte devant machine à laver, retiens cette
unique hirondelle délavée durant un cycle doux
en la maison de poupée, troquée contre ruine immobilière
mutique foyer avant le lever
maillotage sans tête avant la vaisselle du sommeil gros grain
avant l’essuyage, lui Écrivit
depuis son ère glaciaire au frigidaire : pardonne jamais
à ma main, car ma main, inapte au passe-passe
garde aucun souvenir au chaud - - courte
et grasse de doigts
même par le soleil se laisse peu traverser
non si moi
comme délicieusement nous parlerions, si moi
quand bien même l’appareil fonctionnerait encore
je perçois son remplacement cependant qu’il marche et remarche
Georg Leß, né en 1981, habite à Berlin. Deux recueils dont : die hohlhandmusikalität, kookbooks 2019.

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Simone Kornappel

pardon et aultres
alternativement certaines
formes de politesse envers apathie.
ersatz pour muzak.  hors l’ascenseur.
cet espace protégé. puis la nature. dans la mare
au home se tient une cigogne. plastoc. clebs qui aboie
par fibonaccis. & là exactement ondule une balançoire
vide au vent. absolument. plus personne ici depuis longtemps
que la nature. pleine d’ahs dans l’index. comme si s’étreignait le vide
un sac ficelé de chatons fraichement noyés.
technique désuette. ce bourdonnement
au caisson haute tension reste
1 bruit démographique
r à rouler sans fin. hi
ver.  dépouillement
pour une vacance.
merci vulgaire
des merles.
insistance sur les sonneries de portables.
contrechant. plus prompt. en flux. leur
effervescence. mini-décalque de
paysage à soupirs. intrusif.
dans le carénage.  déblais.
un désir. dessus tête plon
ger au  terrier de renard
en une sophistiquée dé
charge. fines billes de
polystyrène. culbute
à l’intérieur. ardent
bruissement. enfin
dé cli nant
Simone Kornappel, née en 1978, vit à Berlin. Co-édite le magazine Randnummer. Ses poèmes sont souvent présentés comme des formes géométriques, parfois tridimensionnelles. Son premier recueil est attendu.  

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Tim Holland

la mer est une surface connue
jusqu’à l’horizon. c’est là où nous tendons sans but
selon des paramètres toujours changeants, nous bondissons
en avant en arrière. du singulier au pluriel ces nous sont debout
entre l’avant et l’après
peut-être en résultat d’une erreur, commencent
les limites à vaciller
les ombres en montagne
à se dresser, les arbres se
jointoyer, à
s’assembler en aires. d’abord
hésitants puis précipités :
fibrillation de ramifications.
la chaîne des actions est
à détordre, les perles
dégringolent sur le sol.
je tombe confiant
dans le paysage
nous sommes en mouvement
nous sommes touchés et ductiles
ensemble sommes des bougeurs mus émus.
nous sommes multiples, le multiple nous consti
tue. sommes dénombrables innombrables. nous comptons
seulement lorsque nous compter devient
impossible.
nous avons un contexte. l’homo
généité de notre mouvement comprend
des différences, nous sommes dans notre
singularité impuissants :
ceci est le code-source de la vague : nous recevons
l’ondoiement et émettons (recevoir : émettre).
nous sommes dépendants indépendants. nous suivons
le code frappé. sommes petits, nous rapetissant, toujours
plus petits, sommes gouttes gouttelettes. sommes-nous
une infection (infectés ou infarctés ? mais où
sens-tu l’écorchure ?)  nous brillons par une évidente
constance. nous sommes humanité auto-apaisante
Tim Holland, né en 1982, habite à Berlin. Un recueil vom wuchern chez Gutleut Verlag en 2016. La thématique d’une science-fiction en vers semble l’intéresser. Il a co-créé l’édition de poésie Hochrot Verlag.

Tous les textes traduits ici sont en allemand dans : Lyrik im Anthropozän. All dies hier, Majestät, ist deins, édité par Daniela Seel et Anja Bayer, kookbooks, Berlin 2016.
[Jean-René Lassalle]