J’aimerais vous parler d’un inédit de Sony Labou Tansi, homme de lettres. Il s’agit d’un texte publié en 2013 aux éditions Clé de Yaoundé. Ici, commence ici, est un recueil de poésie envoyé 40 ans plus tôt par l'homme de lettres congolais, un manuscrit resté rangé dans les tiroirs de l’éditeur camerounais. Après s’être assuré auprès du milieu de la recherche et des ayant droits que ce texte était inédit, CLE a publié cette oeuvre littéraire.
40 ans après
Sony Labou Tansi est un auteur unique dans l’espace francophone. Il fascine les écrivains. Il les façonne d’une certaine manière. Il les inspire. C’est l’auteur du fameux roman La vie et demie (son entrée en matière). On peut citer L’anté-peuple, Les sept vies de Lorsa Lopez ou encore L’état honteux. Il est également dramaturge. Il a créé Le Rocado Zulu une troupe de théâtre qui a été interprété ses pièces dans de nombreuses places francophones. Mais comme le dit Nicolas Martin-Granel dans une émission de France Culture, Sony Labou Tansi est avant tout un poète. Tout est poésie chez lui. Et de manière assez étonnante, sa poésie n’a jamais été publiée de son vivant. Ya Nikos, comme on appelle sympathiquement Nicolas Martin-Granel dans le milieu congolais, a publié aux éditions du CNRS, Poèmes, en 2015, qui comprend tous les textes de poésie de Sony Labou Tansi. Une chronique viendra un de ces quatre. Il y a un millier de pages. Ici, commence ici est beaucoup plus court.Les éditions Clé ont publié ce manuscrit en l'état, brut de décoffrage, l’auteur étant décédé en 1995. Et c’est une magnifique possibilité de lire Sony Labou Tansi de cette manière. Il a été dit par des critiques universitaires que certains textes de Sony Labou Tansi ont été remaniés par son éditeur. Un peu trop. J’aurais aimé me plonger dans ces travaux de la critique littéraire, comme ceux de Jean Michel Devesa pour mieux cerner la question. Mais, j’ai pu lire certains articles qui posent assez bien le sujet. En lisant ce recueil, je pense avoir droit à une vérité concernant Sony. Sa gouaille est unique. Son premier jet, intense.
Je ne chante ni Lénine ni Marx ni Mao… Je ne chante ni la peur ni la mort Ni la joie… Ni l’amour ni la haine Ni la honte ni la chair ni le sang… SIMPLEMENT Je boude [p.15]
On est dans le poème UN. Je m’arrête d’abord là. Qu’est-ce qui motive un éditeur ? Qu’est-ce qui le décide à s’intéresser à un texte au lieu de l’enterrer quarante durant dans une cave avant de l’exhumer après avoir constaté le parcours exceptionnel de l’auteur. Dans ces premières lignes de ce recueil, il y a un positionnement d’un poète qui écrit depuis une république « populaire », un état marxiste et qui boude ce système. C’est extrêmement couillu. En 1973, le Congo est un pays extrêmement violent empêtré dans une dictature communiste. C'est toujours le cas aujourd'hui, le communisme en moins. A l'époque, la jeunesse y chante, y célèbre Lénine, Marx et Mao… Comment mettre des mots sur un tel sujet sans avoir la main qui flanche ? C’est ce qu’on appelle le courage.
Cette terre tragique Cette terre douloureuse Simplement oui simplement Je boude cette terre totale Cette terre formelle Où je semble Une vilaine formalité [p.15]
Bouderie
Le verbe « bouder » est plein de sens. Il nous renvoie aux cours d’école, pendant les récréations où un des mômes est exclu d’une sélection, d'un jeu. Il y a dans la bouderie à la fois un attachement, un désir de participer à un projet et une forme de distance et de détachement. C’est enfantin. C’est une posture théâtrale. Je n’ai pas fini le poème Un. Je ne pense pas être autorisé à vous le retranscrire intégralement. Le poète, le vrai, est souvent un prophète. Je crois que Sony est conscient de cela. Il aborde d’ailleurs la question de l’élection. Pourquoi, lui ? La séquence est d’une terrible actualité pour de nombreux congolais, aujourd'hui. Quelle justesse, donc. Le mot, le verbe juste. Il boude.Il était une fois
Toutes les bonnes propagandes écrasantes commencent par cette formule. Pour un auteur peu instruit, je trouve que dans son manuscrit, il questionne remarquablement ce type de formule. Ok, tu t’énerves parce que je parle d’instruction au sujet de Sony Labou Tansi. Mais je te conseille de remonter le fil de mes chroniques consacrées au poète congolais sur mon blog, et tu comprendras à qui je m’adresse. Il était une fois donc. Sony questionne donc les narrations, les discours...Il était une fois Mais pourquoi cette fois fragile pourquoi cette fois cassante où les choses étaient mal habitées... [p.17]
Chacun voit ce qu’il a envie de saisir dans un texte de poésie. Le poème Deux est long. Il beugle. Il se lâche. Il raconte son histoire. Des folies. Un mec qui se lâche, qui sort du cadre…
je hais la tornade des cellules je me dévisage à féconder cette fois atomique où le ciel sortait des ventres je me coupe le souffle à engrosser la boue [p.19]
Le prophète
Je vous parlais du caractère prophétique du poète congolais. Je peux affirmer en pouvant me tromper que Sony se pense en prophète. A la connaissance, à l’annonce des lendemains, au delà de la contemplation du présent.Qui m’a choisi Je réveille les choses en courant la vie je dis le monde sur énormité de mon sang vivant ce que bon me semble je dis la chute des siècles Là-haut les mots ont enfanté […] Qui nous avait choisis à ce pouvoir de nommer le coeur dans la peur […] mais qui nous a choisis nos mots étaient des oeufs nos mots étaient des têtards nous avons parlé en deçà de la parole [p.34]
Il a conscience d’avoir été choisi. Ici le poète est un guide. Peu de place pour l’introspection. L’enjeu est de dire le monde. Pas uniquement "parler". Je reprends les mots Ya Nikos sur une émission de France Culture. Quand Sony dit le monde, il a tout juste. Il annonce même celui qui vient. Pensez-vous que je me trompe quand je lis ce texte et que j’y vois la chute du mur de Berlin ?
Les Noms sont tombés comme des murs Je me rappelle Les gestes Sont tombés comme des murs je me rappelle les nombrils sont tombés comme des murs je me rappelle [p.27]
Est-ce que j’exagère ? Je suis peut être hors sujet. J’assume. Mais je perçois cela. De son vivant, il s’est battu pour publier sa poésie sans vraiment y parvenir. On l’a dit, sa parole est engageante. Elle a du poids. Elle fait sens. Mais qu’ai-je pensé de l’ensemble de ce recueil ? Il s’agit d’un manuscrit. Un texte publié brut de décoffrage. J’ai envie de dire voilà Sony. Sans les manipulations supposées. Le poète, avant tout. Certains poèmes sont longs, parfois un peu tassés. J’ai eu un peu de mal à suivre. D’autres poèmes sont particulièrement lumineux, actuels donc prophétiques. Il a un don. Il a été choisi. La manière d’investir les problématiques, les questions de style, l’expansivité du discours traduit une volonté de dire, de mettre des mots justes, adéquats sur des situations, sur des violences. Ce texte a été publié en 2013 comme un prequel de l’oeuvre de l’écrivain congolais. Ne manquez pas la possibilité de découvrir cet inédit et par delà ces dix-sept textes, Sony le poète.
Sony Labou Tansi, Ici commence iciEditions Clé, 2013, 78 pages