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(Note de lecture), Tristan Garcia, L'architecture du possible, par Marc Wetzel

Par Florence Trocmé


Tristan Garcia  L'architecture du possibleCe que cherche un penseur est l'idée vraie nouvelle,
Mais elle est loin des vies; le faux a plus de chair,
Et c'est le romancier - dit Garcia - qui l'appelle,
L'insérant dans des corps pour voir ce qui leur sert.
Le "monde mal coupé" est la Muse qu'il choie :
Qui sait tout formuler reviendra de ses torts.
La source inépuisable est pauvre de plein choix,
Et l'individu-souche est neutre par pléthore.
Le génie nous rejoint dans le monde qu'il crée,
(Le goût du vrai soudain se fait en nous râpeux,
Prend tous les points de vue sans épuiser ses traits)
Car le roi du possible est celui qui se peut.
- Ce qu'il y a de réel tout de suite après rien -
La minimale forme et la mieux partagée,
Le plus commun des lots, le devenir non-sien,
Ont l'art de m'en extraire et m'en désencager.
Tirant par son chignon le temps de l'abreuvoir,
Cet homme aura pensé pour sauver le pensable,
Pour que tout le douteux continue de pouvoir,
Pour nourrir et bercer l'aninimaginable.
Rien n'est d'abord plus loin pour plus tard être ici,
Et l'avenir s'en va que nul présent n'essaie.
Le passé se renforce où l'âme à tort vieillit,
Comme un mégot mendiant sa fumée dispersée.
L'auteur fait la leçon à qui se croit un cœur :
Dans l'ennemi délier mon dégoût de son tort.
Ne plus placer sa cible après le coup vainqueur !
Ma haine me regarde et n'entend pas la mort.
Si la ronde des voix gronde en tout ce qui pense,
Que bientôt notre absence ait tenu ça pour dit :
À l'ami délivrons permis de résistance,
Cédons le trône abstrait, payons ce paradis.
Le surdoué Tristan bâtit ce qu'il dénoue :
Le réel se produit par les moyens qu'il a.
Nous faisons partie d'eux; il n'a besoin de nous
Que pour narrer sa course et penser son éclat.
Marc Wetzel

Tristan Garcia, L'architecture du possible, entretien avec Jean-Marie Durand, PUF, janvier 2021, 174 pages, 15€
Extraits :
"Je voulais faire des oeuvres qui comptent - mais pas être quelqu'un qui compte. Je souhaitais me soustraire au compte : être toujours quelqu'un d'autre et me disperser à mesure de ma curiosité, de mes découvertes, de mes travaux.
Je ne voulais pas que ce que je pensais, ce que j'écrivais, me
renforce. Je voulais presque que ça m'affaiblisse, que ça me déchire, plutôt que ça ne participe à me rendre fort parmi les forts. J'ai haï le long moment où l'injonction du néolibéralisme aux individus de ma génération consistait essentiellement dans la formule : "Sois toi-même !". C'était à la fois un slogan publicitaire, un conseil de développement personnel et un impératif moral. Je n'avais absolument aucune envie d'être moi-même. À quoi bon ? Je l'étais déjà. Et me rendre à moi-même, c'était l'œuvre des autres, dans les yeux desquels je pouvais deviner celui que je devenais. Mon rôle, c'était plutôt de m'attacher aux autres, à tout sauf à moi-même. Mais il y avait le discours de la réussite individuelle : devenir quelqu'un. Cela a été, je crois, ma hantise : je ne veux pas devenir quelqu'un... Surtout pas. J'avais l'impression de retrouver déjà un cauchemar proche de ceux que note parfois Kafka dans son Journal. On me force à rentrer en moi-même, comme on bourre un vieux sac de pommes de terre avec un cadavre déjà raide" (p. 16)
"Mon domaine d'étude, c'est cela : la détermination minimale des choses, ce qu'elles doivent être pour être quelque chose, et non pas tout ou rien confusément. Donc ce qui m'intéresse, me fascine dans l'activité philosophique, métaphysicienne en particulier, c'est le bord du gouffre de pensée. Pas le gouffre - le bord seulement. Quand je le sens, je sais que je touche à mon domaine propre" (p.32)
"Le philosophe est un spécialiste du possible. Et si on pense que ceci est possible ... alors il y a un prix à payer. La structure conditionnelle du possible, dans des conditions données, voilà tout ce qu'il sait - s'il est honnête. Et c'est précisément mon objet : l'architecture (...) de tout ce qu'il pourrait y avoir" (p.39)
"Enfant, on met du temps à comprendre qu'en naissant, on n'est pas un initium absolu. On continue aussi le monde, la vie d'autres avant la nôtre. On est déjà très déterminés, par notre situation, notre classe, notre langage, et nos héritages. Et puis on prend de l'âge. Adulte, tout s'inverse : on met du temps à comprendre que d'autres naissent désormais, et que donc le monde qui pour nous continue commence pour eux. On devient aussi raide que l'étoffe des faits, aussi serré, intriqué et difficile à changer que le monde lui-même" (p.76)
"Je n'ai jamais éprouvé de sentiment religieux - ni irréligieux d'ailleurs. Cela m'est étranger, c'est ainsi. (...) Sauver, c'est rendre à un être sa possibilité (...) C'est bien ce à quoi je crois, ma foi de romancier et de philosophe : est sauf, pour un temps, ce qui est rendu à sa possibilité parce qu'on le perçoit, parce qu'on le raconte, parce qu'on le conçoit, parce qu'on l'abrite dans une construction vivante de pensée. Cela me suffit. C'est ainsi que je me représente toutes choses. Si ce n'est rien, si c'est ainsi et pas autrement, si ça se doit, c'est fini. Tant que ça se peut, c'est sauvé " (p.166) 


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