Mathias Énard, 2019
" une bouffée d'opium iranien, une bouffée de mémoire, c'est un genre d'oubli, d'oubli de la nuit qui avance, de la maladie qui gagne, de la cécité qui nous envahit. C'est peut-être ce qui manquait à Sadegh Hedayat lorsqu'il ouvrit le gaz en grand à Paris en avril 1951, une pipe d'opium et de mémoire, une compagnie : le plus grand prosateur iranien du XXème siècle, le plus sombre, le plus drôle, le plus méchant finit par s'abandonner à la mort par épuisement ; il se laisse aller, il ne résiste plus, sa vie ne lui semble pas digne d'être poursuivie, ici ou là-bas - la perspective de rentrer à Téhéran lui est aussi insupportable que celle de rester à Paris, il flotte, il flotte dans ce studio qu'il a eu tant de mal à obtenir, rue Championnet à Paris, Ville Lumière, dans laquelle il en voit si peu. A Paris, il aime les brasseries, le cognac et les œufs durs, car il est végétarien depuis fort longtemps, depuis ses voyages en Inde ; à Paris il aime le souvenir de la ville qu'il a connue dans les années 1920, et cette tension entre le Paris de sa jeunesse et celui de 1951 - entre sa jeunesse et 1951 - est une douleur quotidienne dans ses promenades au Quartier latin, dans ses longues flâneries en banlieue. Il fréquente (c'est beaucoup dire) quelques Iraniens, exilés comme lui ; ces Iraniens le trouvent un peu hautain, un rien méprisant, ce qui est vraisemblablement le cas. Il n'écrit plus beaucoup. " Je n'écris que pour mon ombre, projetée par la lampe sur le mur ; il faut que je me fasse connaître d'elle." Il brûlera ses derniers textes. Personne n'a autant aimé et haï l'Iran que Hedayat. C'était peut-être un homme triste, surtout à la fin de sa vie, à la fois acide et amer, mais ce n'est pas un écrivain triste, loin de là."
Mathias Enard : extrait de " Boussole" Éditions Actes Sud, 2015