(Note de lecture), Serge Ritman, Dans ta voix, tous les visages disent je, par Yann Miralles

Par Florence Trocmé

Comme il est dit dès le premier tiers du livre, cet ouvrage serait une tentative de donner à voir et entendre " une marque au fer rouge que le poème ne cesse de creuser : de l'air ". C'est du moins ainsi qu'on peut le lire - c'est-à-dire non seulement reconnaitre cette " marque " dans la vignette de couverture et son " rouge " propre à conjoindre toutes les connotations qu'on voudra (l'érotique et la politique, par exemple, puisque Serge Ritman ne cesse de le faire) mais aussi, l'ouvrant et déployant ses pages, sentir cet " appel d'air " qui le traverse tout entier, à la faveur des glissements de sens du dernier mot de la phrase - qui reprend lui-même un souhait (voire un cri) qui faisait le titre d'un ouvrage de 2003.
Oui, puisque " tous les visages disent je ", c'est bien qu'ils semblent réclamer ou souffler ou hurler : " de l'air " ! Bien plus : ils donnent de sortir des catégories auxquelles une certaine poésie cède si souvent (par exemple " l'air " dans le sens d'apparence, d'allure, d'aspect) pour tout entrainer dans un mouvement où corps et langage s'interpénètrent : " un regard passe et tes yeux prennent ma main / si tu sens c'est avec tes mots où l'air de rien / ton silence écoute la petite musique est-ce ta peau " (je souligne). Où les parties du corps, surtout les plus intimes, n'entrent plus dans la logique du caché-montré, mais ont un air en commun, celui d'une rime qui s'entend (et s'étend) partout : " l'origine du monde ne montre pas l'invisible, mais crée l'invisible, c'est-à-dire tout ce dont on a besoin pour vivre la vraie vie " (je souligne encore).
Ce qu'on voit et ce qui échappe à la vue, le concret de tel ou tel référent et le non-figuratif, de même que silence et parole, dès lors ne s'opposent plus " sur l'air " que le poème invente. Une section comme " Pour entrer dans ta danse ", qui joue sur la verticalité et les retraits de toutes sortes, et qui fait alterner (ou même coexister) deux récits (l'un en italique et l'autre en romain), montre bien que " le phrasé comme le rythme " sont à la fois chose visuelle et auditive, un " geste dans l'air : une main qui s'envole ". Le livre entier multiplie les " soulèvements ", " renversements " et " interférences " (tels sont les titres d'autres sections), ces gestes de mots qui se font " tours " et " retours " de la danse. Et de la révolution des planètes ou des corps (" elle tourne comme une bourrique ") à la révolution politique, il n'y a qu'un pas... que l'ouvrage franchit allègrement - en " cour[ant] vers l'air ", encore et encore. Ici, " l'endophasique hurle comme / un peuple en révolte et danse / sur l'air des bégaiements " et " nos peuples ont l'élan d'une écriture en / plein air ". Si bien que la visée du poème, cet élan qui le porte et l'emporte, serait de désinvisibiliser " tous les visages " qu'on ne voit pas (les confinés ou les exclus de tous poils, gilets-jaunes, racisés, " jeunes / des banlieues pauvres "), c'est-à-dire découdre " toutes les lèvres cousues à qui on a interdit / la mémoire vive de nos histoires " : " si les sans-voix trouvent / nos silences on criera / toutes les paroles retenues / dans nos chansons ". Rejoignant, de manière souvent jubilatoire, les préoccupations les plus actuelles, les poèmes permettaient donc de redécouvrir, à travers par exemple la charge sémantique et prosodique d'un adjectif, toute la force politique du langage : " sur l'escalier de nos / renversements intersectionnels / viens voir surgir nos voix ".
Cette dimension, pour sociale et collective qu'elle soit, est inséparable d'une imprégnation amoureuse - sans doute parce que " air " fait écho à " Claire ", prénom de l'aimée et mot si souvent repris dans les poèmes de Serge Ritman. Significativement, le livre s'ouvre sur " je t'écris " et s'achève " dans le château d'amour les cœurs " ; et les ensembles " Mes voix nues dans tes soulèvements ", " Tes renversements " ou " Tes années font mon âge " sont des suites émouvantes en ce qu'elles témoignent d'une vie vécue dans l'" élan amoureux " (" tu me transformes en / soufflant toutes les bougies de mon souffle / ton anniversaire passe de mon corps de vie à / ton passage ") - et mobilisatrices en ce qu'elles lient sans cesse le lyrisme le plus ardent à l'épique, au politique, au comique et même au cosmique (" jusqu'au sentiment que je sais pour nous deux amoureux comme les vagues ") dans ce que l'auteur appelle " l'épopée / d'une voix avec nos contorsions / historiques ". " [N]os liaisons / extérieures et intérieures et renversements infinis " : voilà une formule qui, nouant le dit et le dire (par le [z] qui se donne dans un mot et les nombreuses " liaisons " ici, justement), montre bien l'opération singulière (et renversante, oui) de Dans ta voix, tous les visages disent je.
On l'aura compris : l'air qui souffle et qu'on entend dans ces pages est tout à la fois une manière de dire le mouvement (" tu m'emportes dès que ton appel / j'accours avec toute la république / dans mes bras ") et une invite à nous laisser mouvoir. Par lui, nous vivons " une expérience [...] de la relation [...] qui nous fait danser, voler, nager, courir, dormir tout en même temps. " Il est aussi une sorte de signature graphique (seRge Ritman) ou phonique (sAIRge) pour dire que le poème, porté par celui qui écrit autant qu'il porte ce dernier, offre de " s'en sortir sans sortir ", selon la formule de Ghérasim Luca si chère à l'auteur. Nombre de passages du livre y font d'ailleurs écho, que ce soit le " rebondir immobile " ou - pour bien marquer cet " air " audible ou visible ici dans les mots que je souligne -
tes ailes claires pas gardien mon ange mésange
nos mélanges
alors on ouvre tu
le poème trouve
s'arrêter sans arrêt
De l'air - l'ouvrage en tout cas n'en manque pas !

Yann Miralles
Serge Ritman, Dans ta voix, tous les visages disent je, Tarabuste, 2021, 15 € (148 pages).
les vingtaines font comme saute-
mouton de nos années et lassitudes
tu m'emportes dès que ton appel
j'accours avec toute la république
dans mes bras jusqu'à ton café
et nos thés de maintenant nous
étions si certains des lendemains
au point de perdre nos enfances
pour les cours de récréation encore
(p. 147)