Les éditions Isabelle Sauvage nous offrent le premier livre de Nathalie B. Plon, auteure jusqu’alors presque inconnue, dont on apprend qu’elle est née en 1969 et qu’elle exerce la profession de bibliothécaire. Ce premier essai est un coup de maître ! Il laisse plus ou moins son lecteur K.O, sous le choc des images, secoué par un usage du langage qui fait perdre les repères (et les re-pères ! on le verra plus tard). En soi le but est atteint : faire ressentir dans la chair comment ça se vit une enfance maltraitée. Si ce livre était musique, il serait Mysterious adventures de John Cage.
Dès le début de la lecture on comprend qu’il s’agit de suivre une enfant, la narratrice, aux prises avec sa mère (elle) et ses pères (celui dans la boîte, celui du polaroïd—autre boîte est l’appareil photo ! celui du papier cigarette, celui des cachets matin midi et soir… celui en apprentissage, le faux papa maçon, celui rêvé, fantasmé…) La fille est à la charge d’une mère maltraitante, et en quête d’un père, d’où la référence au jeu des sept familles. Le contexte est violent, perturbé. La petite fille en appelle au père, LE père, celui qui pourrait contrebalancer la toxicité de la mère, qui saurait guérir les blessures et protéger, celui qui serait phare et repère au milieu de ce cataclysme … Mais le sens de l’humour résiste et jamais on ne tombe dans l’apitoiement sur soi. C’est cet humour qui permet de dédramatiser les situations loufoques et glauques dans lesquelles nous sommes plongés. L’auteure, la fille donc, puisqu’enfant, nous présente les choses comme un jeu, et comme dans tout jeu ; « souffler n’est pas jouer ». Et l’on ne souffle jamais, pas un moment de répit. Le décor est vite planté, « il faut faire avec ça ». Et pour commencer, pour échapper aux ennuis, aux épreuves, « faire le mort » est la meilleure stratégie… Faire ou être ou se donner la mort, les trois acceptions du verbe faire, ces trois options sont également recevables et plausibles. Dès lors le jeu auquel se livre le lecteur serait celui des tourments, celui des erreurs, à souligner, à dénombrer, pour ne pas les infliger ou les commettre en tant que parents.
Parce que nous, lecteurs, « on fait avec ça » aussi. Ça : « toupie épileptique » ; ça : une cavalcade, une escalade, une galopade, un carambolage de mots et de sensations, d’images et d’associations d’idées jetées en gerbes au rythme d’une sorte de fuite au cours de laquelle on reconnaît des jeux, des chansons, des contes et des comptines… Pratiquement aucun signe de ponctuation, le texte cascade selon la pente d’une logique destructrice. On assiste à des scènes dérangeantes comme on aimerait que tout enfant n’ait jamais à les subir. L’enfant est bousculée en permanence, jamais là où il faudrait, on lui donne des ordres contradictoires, elle n’a pas de place où se rassembler, se poser, être tranquille. Elle est traumatisée avec symptômes manifestés comme une fragilité pulmonaire qui lui vaut un séjour au sanatorium, elle vit à perdre haleine. L’écriture rend très bien le sentiment d’urgence à sauver sa peau, à sauver l’image du père. Le style trahit le chaos au-dedans de soi, résultat du chaos du-dehors immédiat : « De la tauromachie dans les cauchemars… elle attente à ma vie ». Le « récit » de la petite fille dit la dureté de la vie des « pauvres gens », des humbles, ceux socialement défavorisés, qui travaillent à l’usine, qui enchaînent les grossesses et qui se font avorter avec une aiguille à tricoter … Ceux qui, exclus, en nourrissent de la rage. Ceux qui ne sont pas préparés à avoir des enfants et qui pourtant les mettent au monde… Enfants qui gênent, encombrent, enfants pour qui on ressent des sentiments contradictoires et ambigus. La petite fille est souvent livrée à elle-même, guette le rebord de la fenêtre parce que les pots sans fleurs annoncent un amant, un voisin, de passage. Les voisins remarquent « votre enfant a pleuré ». C’est une vie de chien (d’où aboyer, comme on appellerait au secours peut-être), un chien qui adorerait recevoir caresses et attentions apaisantes. Au fur et à mesure qu’on tourne les pages, on se retrouve englué dans les sables mouvants de la folie. Les images frappantes défilent pêle-mêle (« trop voir déchire les côtes quand ça tousse »), avec comme en apothéose « le père au balcon tout bousculé par-dessus bord un chausson est resté ».
« Grain de famille en bataille » : une formule parmi tant d’autres de la même force, de la même intensité, le même élan de raccourci et de courses d’obstacles pour en arriver à la vertèbre cassée, aux ecchymoses, aux bleus à l’âme, parce que chaque illusion, ou croyance, ou espérance, est perdue, car vivre vous casse au sens propre et au figuré. Car vivre vous déchire entre loyauté au père perdu et loyauté à la mère. Elle est cette femme capable de lancer des couteaux et de quitter la maison en pleine nuit. Malgré les scènes, les coups, il faut continuer de faire avec ça. Ça : vous mène dans vos jeux de petite fille à imiter, à « faire comme maman ». Il y a aussi les promesses qu’on se fait ; « quand je serai grande j’aboierai ». Plus on lit et plus s’installe un climat de crainte (à quoi s’attendre encore !), bien que l’innocence enfantine soit bien rendue dans le ton du livre, que cette innocence accompagne chaque horreur de son regard « magique » ; mais chaque seconde peut faire arriver le pire comme chaque chute de pluie est l’image du suicide, est l’image recommencée du père tombé, précipité du haut du balcon.
Dans ce livre, même le vide disjoncte. Mais « s’en sortir pour de vrai sans vis-à-vis » est le souhait émis tout au long de ces allers-retours entre je et elle, l’enfant malmenée qui mûrit trop vite et la mère soucieuse du « elle passe pour qui ». Mais la mère n’est pas condamnée. Car comment demander des comptes à qui en bave autant que vous ? Dans ce quasi huis-clos étouffant, la souffrance est des deux côtés : « elle trop d’amour en dedans elle à livrer bataille laisser pour compte sans pouvoir sauver des eaux l’enfant sur son champ de guerre plexus solaire à recoudre à marée basse ». C’est après ce constat de fatalité qu’est posé le seul point du livre. Final on le comprend, l’écriture a tenu lieu de « bonne pioche », il n’y a plus lieu ni de faire le mort, ni d’aboyer. Désormais d’autres cartes à jouer !
Béatrice Machet.
Nathalie B. Plon, Faire le mort et aboyer, éditions Isabelle Sauvage, collection (im) parfait, 2021, 78 pages, 14 euros.
Un banc se libère sur le qui vive à la consignation
s'assoir sur orties prier à l'isolement dans le grand
escalier sans vue sur parc il y a dedans comme du verre
des timbres une langue à coller sur le toit dans quel
quartier vivre attendre son tour on fait le guet sur la
pointe des pieds dans la salle d'attente pour soigner
la racine du mal des fougères plein la bouche on flaire
d'instinct à côté de la mère