Layli Long Soldier : Que faire des excuses.
Que faire des excuses. Suivi d’un point et non d’un point d’interrogation.
Car Layli Long Soldier, jeune femme et poète appartenant au peuple sioux oglala et vivant à Santa Fe (Nouveau-Mexique), n’a que faire, ne sait que faire, des excuses présentées par le Congrès américain dans sa résolution d’avril 2009.
Rien à faire mais beaucoup à dire : la langue et la repentance officielles ont au moins ceci d’utile qu’elles invitent la jeune poète à chercher une façon de reprendre contact et langue avec la terre, l’histoire et les mots de son peuple. Cela donne Attendu que, premier livre de l’auteure, paru en 2017 et couronné de plusieurs prix (notamment le National Book Critics Circle) : une réponse poétique à un texte juridique mais aussi, par l’exploitation de toutes les ressources de la poésie, une réponse politique à un texte politique.
Car, pour l’auteure, cette résolution du Congrès, loin de libérer une histoire et une mémoire par la parole, loin de révéler ce qui a été tu, minoré ou falsifié (l’exploitation et les massacres des populations indiennes, leur confinement – bien plus tragique que le nôtre – dans des réserves), vient au contraire consacrer et figer une relation de colonisateur à colonisé. Jusque dans cette démarche même de repentance où celui qui présente ses excuses, à partir de sa propre lecture des faits et dans sa propre langue, cherche plus à éteindre une dette et une mauvaise conscience qu’à engager un dialogue de peuple à peuple. Cela en manifestant, par l’usage précisément de sa propre langue, la définitive victoire du colonisateur.
Et c’est au fond ce que l’auteure, dans son livre, va tenter, non pas de critiquer ou de contester frontalement mais de délégitimer et ce faisant de révéler : révéler la sorte d’imposture voire d’ironie que recèle la déclaration de repentance. Laquelle n’apaise pas mais réveille une immense douleur, douleur des peuples que l’on a privés de leurs terres et de leurs langues, de leur histoire et de leur liberté : cette déclaration apparaît alors comme une toile d’araignée les emprisonnant et les étouffant dans les mailles de ses paroles.
D’une grande diversité et inventivité graphiques, Attendu que figure un combat mené pour la survie sinon d’une langue du moins d’une appréhension du monde nourrie de ses termes et échappant par-là à la mutilation qu’impose le recours à ceux de la langue de l’occupant. Ou du moins ne cachant pas cette mutilation (nous ne pouvons ici reproduire tous les accents figurant sur le terme traduit) :
« Parce que wahpanica signifie n’avoir rien à soi… je supplie le dictionnaire d’apprendre un mot pour pauvre virgule dans un langage que j’ose appeler mon langage virgule qui suis-je. Frisson envahissant ma bouche barbouillée simplement de l’huile à la surface virgule parce que je me sens wahpanica je me sens seule. Mais c’est une traduction débordante pour comment je ne réussis pas à dire ce que j’ai à l’esprit virgule la douleur méta-locutoire d’être pauvre en langue » (p. 54).
Dans les mots de la tribu, dans la langue de son peuple, l’auteure ne fait cependant pas que réaliser sa pauvreté. Elle y puise aussi la force de l’humilité, la sagesse et la richesse, quelque chose d’universelle valeur :
« ATTENDU QU’enfant je ne désirais pas faire partie de ceci mais plus que tout être une partie. Un morceau combiné aux autres pour faire un tout. Un peu mais pas le tout de quelque chose. En lakota on dit hanké, un morceau ou une part de quelque chose…Je sors en me souvenant que pendant des millénaires nous nous sommes appelés Lakotas, ce qui signifie ami ou allié. Cette relation à l’autre. Un peu mais pas tout, néanmoins notre part du tout ; » (p. 76).
Toutefois, même si elle est parfois éclairée par l’enfance et la maternité, la première partie du livre se clôt par le récit de la pendaison de 38 Dakotas tandis que la seconde s’engage dans une déconstruction personnelle de la déclaration du Congrès. Il s’agit chaque fois de prendre l’occupant et le déclarant à ses propres mots, de les retourner contre lui par un mouvement de boomerang. Ainsi, le commerçant qui conseillait aux Indiens mourant de faim de manger de l’herbe est retrouvé mort « la bouche farcie d’herbe » (p. 63). La formule du Congrès selon laquelle « Les peuples premiers sont dotés par leur Créateur d’un certain nombre de droits inaliénables » est comme renvoyée à son auteur : pourquoi « le Créateur opposé à leur Créateur » (p. 82).
Et c’est plus généralement le juridisme condescendant de sa formulation qui est retourné au Congrès : en particulier cette locution Attendu que (whereas en anglais), solennelle et supérieure (nos décisions de justice françaises l’ont récemment abandonnée), rigide et déclamatoire, intimidante, en un mot : formelle, qui voudrait convoquer et convertir à sa formalité les peuples sauvages. Cette locution, l’auteure la retourne aussi à son expéditeur : « attendu que, j’ai appris à exister et ce sans votre formalité, salières, assiettes, nappe. Sans la plus petite conjonction pour le connecter. » (p. 91)
L’entreprise poétique vise donc à retourner et révéler la posture et les termes de la déclaration d’excuses. Mais elle vise aussi à figurer, à représenter les mutilations subies par les peuples dits premiers, par une sorte de « désossage », d’oblitération et d’isolement des principales choses et valeurs détruites. Ainsi, un poème (p. 95) vient ôter les termes correspondants de la retranscription de la déclaration du Congrès, les remplaçant par un espace vide entre crochets (« [ ] ») : c’est le poème figurant sur une page suivante (p. 97) qui révèle ces termes en les isolant, cet isolement matérialisant graphiquement la perte et son ampleur ([spirituels], [croyance], [Créateur]…[coutumes], [enfants], [familles]…[langages]).
Façon de dire que les dommages causés sont irréparables et irrémédiables, ce que révèle aussi, de manière ironique et dramatique et dans un raccourci édifiant, le sort fait aux dents des Indiens :
« Les soins de santé pour les Indiens sont garantis par traité mais à la clinique les fonds limités n’autorisent pas à soigner au-delà d’un plombage. La solution offerte : l’arracher…Bien qu’à la racine de réparation il y ait réparée. Ma dent ne repoussera plus jamais. La racine, partie. » (p. 96)
Frédéric Dieu
Layli Long Soldier, Attendu que, traduit de l’anglais américain par Béatrice Machet, éditions Isabelle Sauvage, 2020, 122 pages, 24 euros.
Lire un grand extrait du livre en cliquant sur ce lien.