" Je vous invite à vous joindre à notre action pour prendre part à la bataille qui s'ouvre, qui est une bataille certes politique et pacifique, mais qui est avant tout la bataille de la France. " (Marine Le Pen, le 23 avril 2021 dans "Valeurs actuelles").
Le ridicule ne tue plus ; c'est heureux, il y a déjà trop de décès covid. Des militaires (en charentaises) ont publié une tribune dans "Valeurs actuelles" le 21 avril 2021 et dans une lettre à ces militaires, publiée dans le même journal le 23 avril 2021, la présidente du Rassemblement national (ex-Front national) et par ailleurs candidate à l'élection présidentielle de 2022, Marine Le Pen, non seulement a voulu les soutenir, mais aussi les appeler à venir la rejoindre dans sa campagne électorale.
Tout le long travail fait depuis dix ans, depuis qu'elle est présidente du parti fondé par son père, très difficile en raison de ce rassemblement des extrémismes de tous poils, pour tenter de démontrer que le RN est un parti de gouvernement comme un autre, vient de s'écrouler en quelques heures par une réaction un peu trop précipitée de Marine Le Pen. En somme, le naturel revient toujours au galop et c'est tellement gros qu'on pourrait même se demander si ce n'était pas un piège spécialement réalisé pour qu'elle y tombe. À complotiste, complotiste et demi.
Le spectre de l'OAS, voire celui du général Boulanger pour ceux qui ont des références historiques un peu plus lointaines (un indice : dans les deux cas, ça a mal fini), reviennent au galop lui disputer son républicanisme. Elle aura donc intérêt à travailler ce sujet, pourtant, en principe, qui est un sujet régalien où elle devrait être à l'aise, si elle veut montrer sa crédibilité et sa stature de femme d'État, sinon sa légitimité.
Dans cette "affaire" de la tribune des militaires, il y a donc deux sujets, la tribune elle-même, et la réaction de Marine Le Pen, qui, comme un ramasse-miettes, cherche à récupérer tout ce qui ne récure pas le pouvoir en place. Et pour chacun d'eux, il y a la forme et le fond.
Reprenons d'abord la tribune des militaires.
De deux choses l'une : ou il s'agit de militaires à la retraite, et après tout, ils font ce qu'ils veulent, beaucoup, dans le passé, ont même fait de la politique (le général Philippe Morillon, par exemple, mais il y a plein d'autres exemples), ou de militaires qui sont toujours en service actif ou réservistes, et là, excusez de l'expression, ça craint ! L'armée doit être neutre et impartiale et ne peut pas prendre position pour un camp ou un autre.
Du reste, parmi les signataires, il peut y avoir les deux, des à la retraites et des actifs. J'ai même vu parmi les signataires un scientifique du contingent, non gradé. Je comprends et approuve la Ministre des Armées Florence Parly lorsqu'elle envisage le cas échéant de sanctionner les signataires militaires. Le devoir de réserve est l'une des conditions majeures de notre paix républicaine, on le voit dans trop de pays dont on peut croire (à tort ou à raison) qu'ils ont une maturité politique moins développée que chez nous. L'armée n'a pas un rôle politique, ne doit pas avoir un rôle politique, ne devrait jamais avoir un rôle politique, et ne doit être qu'un bras au service du pouvoir politique, lui-même légitime car représentant démocratique du peuple français selon les conditions de notre Constitution (que ceux qui votent acceptent).
En clair, il y a, dans cette démarche de militaires aigris et réactionnaires, une motivation qui est assez nauséeuse, celle de vouloir imposer leurs idées à un pouvoir politique, faire pression, alors que les institutions disent exactement le contraire : l'armée obéit, et le pouvoir politique décide. On peut être d'accord ou pas d'accord avec la politique menée, mais en tant que citoyen, pas en tant que militaire. La fonction même de militaire impose qu'on se taise. En revanche, on peut parler en tant que citoyen et nul n'est exclu. Il est donc notable que cette tribune soit rédigée (laborieusement) au nom de militaires, ès qualités, et c'est donc normal qu'ils aient des comptes à rendre avec l'État, et donc, aux citoyens eux-mêmes.
En ce sens, on ne peut que douter de leur esprit patriotique, d'autant plus qu'ils décrivent une situation de quasi-guerre : en telles circonstances, on ne met jamais en doute le pouvoir politique et l'on fait tout pour que sa patrie progresse. Leur initiative est donc bien un acte antipatriotique, comme d'ailleurs tout propos visant à faire du France bashing (allez, traduisons : du cassage de la France) à longueur de journées. Ceux qui passent leur temps à dénigrer leur pays, à dire que la France est mauvaise, nulle, dirigée par des ploucs élus par un peuple forcément stupide, je doute qu'ils aiment la France, je crois même qu'ils aiment ses ennemis, si ennemis ou au moins concurrents il y a. Au moins, cela ne trompe personne, et c'est clair.
Le contexte est en plus mal venu : juste avant un attentat islamiste qui, apparemment, ce sera l'enquête qui le dira, aurait été difficile d'être évité, sans faire de la surveillance généralisée de tous les faits et gestes de tous les citoyens : car malheureusement, il n'était écrit sur nul front que cette personne-là serait un futur terroriste et que celle-ci non, ce serait un doux qui ne ferait jamais de mal à personne, comme, heureusement, la très large majorité du peuple. La seule solution pour prévenir à 100% tout acte d'attentat, c'est de surveiller en direct tout le monde et de jeter des soupçons sur tout le monde (j'imagine la pauvre "ménagère" voulant remplacer son couteau de cuisine, je dis "ménagère", mais je pourrais dire "ménager"). Et encore, ce ne serait pas efficace à 100%.
Il faut être cohérent : on ne peut pas critiquer le gouvernement d'installer une dictature (les 300 à 400 décès par jour seraient-ils mieux qu'une dictature ?), et le critiquer de ne pas avoir su prévenir un attentat (parmi des dizaines qui ont pu être évités). Sans parler de la macabre comptabilité des morts qui montrent à l'évidence que le coronavirus SARS-CoV-2 est nettement plus mortel que le terrorisme islamiste (qu'il s'agit bien sûr de combattre le plus possible).
Le fond de la tribune ? Puant, nécessairement, puisque la forme l'est déjà. Ils parlent de la France, mais à aucun moment, ils ne parlent de République. Donc, le message est déjà très clair, on se moque de la République. Ce n'est pas ce qui les motive.
Ce qui les motive, c'est une angoisse et une peur indiscutables, très relayées dans les médias et surtout, légitimes : oui, notre société est une société de violence, cette violence est parfois incompréhensible (à quoi cela sert-il de vouloir tuer des infidèles dans un pays d'infidèles et se faire ensuite tuer ?), cette incompréhension renforce la peur et le ressentiment, la colère, mais le problème, c'est de savoir cibler au bon endroit. Les étrangers ? La majorité des auteurs d'attentats terroristes étaient de nationalité française (pas tous, mais la majorité). La radicalisation n'est pas seulement un phénomène externe, il est aussi interne, et même endémique.
Oui, il faut réagir face à des débordements intellectuels et militants qui mettent à mal l'unité française, qui délégitiment son histoire séculaire, qui rajoutent de la division là où il faudrait au contraire plus de cohésion et de rassemblement.
Mais certainement pas réagir comme le font ces militaires désaxés qui montrent surtout leur extrémisme. Il suffit de lire certaines expressions que Marine Le Pen avait pourtant scrupuleusement voulu désormais exclure de son vocabulaire : " l'islamisme et les hordes de banlieue ". Là, on est loin du Kärcher qui deviendrait un doux mot de gauche.
La tribune parle aussi de " manifestations où le pouvoir utilise les forces de l'ordre comme agents supplétifs et boucs émissaires face à des Français en gilets jaunes expriment leurs désespoirs ". Je recommande à ceux qui lisent ces mots de revoir la connotation du mot "supplétifs" et ce qu'il recouvre. La tribune tend aussi à légitimer l'extrême violence de certains gilets jaunes et les dégradations qu'ils ont commises alors que les mêmes auteurs veulent lutter contre tous ceux qui dégradent la France et ses symboles (celui de l'Arc de Triomphe et de la tombe du Soldat inconnu en est un exemple).
La phrase suivante est typiquement du populisme à bons comptes et de la basse récupération qui font honte aux familles des victimes : " Les périls montent, la violence s'accroît de jour en jour. Qui aurait prédit il y a dix ans qu'un professeur serait un jour décapité à la sortie de son collège ? ". Mais ils oublient aussi les dessinateurs de " Charlie Hebdo" qui ont été massacrés en 2015. Et les si jeunes enfants massacrés par Merah en 2012 ? Et Georges Besse ? Et le juge Michel ? Et cet héros des temps modernes ?
Les auteurs de la tribune disent qu'ils ne peuvent plus rester en " spectateurs passifs " : c'est seulement maintenant qu'ils se réveillent ?! Et la première phrase, lisez les débats parlementaires, les discours de l'époque, on aurait peu le dire dans les années 1970, et même dans les années 1910 ! La sécurité, c'est une récurrence en politique, parce qu'il y aura toujours des hors-la-loi, plus ou moins cruels, souvent plus que moins, il y aura toujours de la récupération sécuritaire, mais c'est inhérent à un État libre, à une République de liberté : si les citoyens sont libres, ils ont les moyens d'être hors-la-loi. Les meilleures situations de sécurité sont dans des États totalitaires où tout est contrôlé, tout est sous contrôle... et même avec ce contrôle et cette surveillance permanente, cela ne suffit pas (voir certains attentats islamistes en Chine).
Autre mot à connotation nauséabonde : " trouver le courage nécessaire à l'éradication de ces dangers ". "Éradiquer" fait tout de suite référence aux rats et aux parasites, or, ce qui est extrêmement déstabilisant, c'est que ceux qui commettent d'odieux attentats, ceux qui bafouent la phrase par leur idéologie tout aussi nauséabonde, ils sont des humains comme les autres, comme les honnêtes gens, ce ne sont pas des rats. C'est là le problème.
Il faudra du reste que les athées et agnostiques voient d'où viennent les signataires de la tribune, puisqu'ils citent clairement le cardinal belge Désiré-Joseph Mercier, contre qui je n'ai rien (au contraire) mais qui montre qu'ils font explicitement référence au catholicisme, et probablement eux-mêmes revendiquent un certain type de catholicisme, plus proche de celui de Philippe de Villiers que du cardinal Decourtray. Ce ne vous met pas la puce à l'oreille : aucune référence à la République, référence au catholicisme ? Oui, on est projeté, avec ce type de discours, directement relié à l'époque de l'ordre moral et d'Albert de Broglie... très loin d'être une période de concorde nationale.
Le pire est pour la fin. Après un soutien à la " sauvegarde de la nation " (je conseille de revoir l'excellent film d' Henri Verneuil, "Le Président", avec Jean Gabin qui dit à un moment donné que pour faire des magouilles, il y a toujours un intérêt supérieur de l'État évoqué), il y a carrément un appel explicite (bien que mal écrit) à la sédition, une vraie menace séditieuse, un véritable chantage qui rappelle le printemps 1958 ou même 1961 : " Par contre, si rien n'est entrepris, le laxisme continuera à se répandre inexorablement dans la société, provoquant au final une explosion et l'intervention de nos camarades d'active dans une mission périlleuse de protection de nos valeurs civilisationnelles et de sauvegarde de nos compatriotes sur le territoire national. ". Rien que cela !
Le pire, c'est que sur la forme, il place donc le Président de la République élu par plus de 20 millions de Français (et eux, que représentent-ils ?), Emmanuel Macron dans la même situation que De Gaulle le 23 avril 1961 avec le " quarteron de généraux en retraite ".
En clair, si vous n'agissez pas (le "vous" ici est compris comme le pouvoir politique), nous agirons nous-mêmes (le "nous" : les militaires signataires de la tribune qui ne représentent qu'eux-mêmes), outrepassant ainsi leur simple place de soldats. Remarquez d'ailleurs dans l'utilisation des mots d'autres connotations : le laxisme dans la société, c'était l'un des thèmes favoris de Pétain sous son régime (les Français se sont relâchés, il était temps que j'arrive), et évidemment "civilisation", qui reprend les thèmes complotistes assez classiques (notre civilisation est en danger).
Enfin, si ces militaires croient efficace d'évoquer leur statut militaire comme argument d'autorité, je pense que c'est une erreur de discernement très forte. Je n'étais pas favorable à la suppression du service militaire pour un certain nombre de raisons, mais sa suppression était cependant compréhensible puisqu'il coûtait très cher et qu'il ne participait pas beaucoup à la défense nationale, dans les faits. Mais cela signifie qu'aujourd'hui, beaucoup de générations ne savent même pas ce qu'est l'armée, ce que signifie être militaire, ce que signifie être courageux et brave (beaucoup de nos soldats sont morts en opérations extérieures), et que l'armée, tout comme l'Église, n'est certainement pas une institution qui convaincra une grande partie du peuple, notamment chez les plus jeunes.
Bref, qu'ils soient sanctionnés ou pas, sanctionnables ou pas (je m'en moque un peu), cette tribune, en elle-même, ne représente rien de plus qu'une tribune d'individus qui, en tant que citoyens (et pas que militaires), ont le droit de s'exprimer puisque la démocratie et la liberté d'expression s'appliquent à tous, y compris ceux qui voudraient voir l'armée jouer un rôle politique anticonstitutionnel.
Ce qui est plus grave, c'est la réaction de complicité de Marine Le Pen qui est tombée dans un piège pourtant très gros, énorme, à croire qu'elle le fait exprès et ne veut surtout pas être élue. Elle voulait être respectable et avoir des idées respectables et là, elle va devoir ramer à nouveau avant de retrouver cette crédibilité, avant de retrouver la crédulité de ses électeurs potentiels. Dans sa réaction précipitée (après tout, une voix est une voix), elle a parlé de son " objectif d'un gouvernement d'union nationale ". C'est mal barré si elle s'accoquine avec des apprentis sorciers de la sédition au discours issu de régurgitations extrémistes et complotistes.
Elle ose écrire : " Vous mettez assez directement en cause nos dirigeants dont vous ciblez, très légitimement, la responsabilité en les appelant à retrouver la lucidité d'agir et même, dites-vous, "la voie de l'honneur". ". Rappelons ainsi à Madame Le Pen que la lucidité d'agir et la voie de l'honneur, elles seront jugées aux élections, de manière démocratique, par le peuple français, et certainement pars par quelques militaires à la retraite. Ce que, du reste, elle dit par la suite : " [L'expression d'une indignation] exige en démocratie, la recherche d'une solution politique qui doit se concrétiser par un projet d'alternance qui a vocation à être validé par le suffrage des Français. ". Incohérence dans le même texte, dans cette lettre d'égarement.
Malheur à ceux qui lisent dans cette médiocre tribune une véritable menace de coup d'État (on se dirait qu'ils n'en auraient pas les moyens), ils seront alors considérés comme des suppôts au grand méchant Macron et comme des gauchistes, voire des islamogauchistes, et puisqu'on y est, des racialistes, des indigénistes, des décolonialistes, et quoi encore ? Dans leur esprit simplificateur, gangrené par le nationalisme laineux sinon haineux, ne pas penser comme eux, c'est être gauchiste. Cela donne une idée de leur positionnement réel sur l'échiquier politique, qu'ils se gardent bien de dévoiler. La gauche et la droite, tout est une question de relativité. Pas étonnant de voir la présidente du RN rappliquer.
Que Marine Le Pen trouve légitime (le mot est fort) que des militaires quittent leur rôle et fassent pression au Président de la République et au gouvernement de la République pour déterminer la politique de la nation va lui rester comme une casserole que ne manqueront pas de lui rappeler ses futurs adversaires.
J'invite Marine Le Pen à relire la Constitution de la Cinquième République. Après tout, pour une personne qui souhaiterait devenir Président de la République, plus sérieusement qu'un clown de cirque aux grandes chaussures rouges, cela pourrait lui être utile. Par exemple, l'article 15 de la Constitution : " Le Président de la République est le chef des armées. Il préside les conseils et les comités supérieurs de la défense nationale. ". Tiens, cela répond aussi aux critiques contre les conseils de défense qu'Emmanuel Macron réunit régulièrement pour prendre ses décisions sanitaires : c'est constitutionnel. On peut aussi rester dans le collectif et prendre l'article 20 : " Le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. Il dispose de l'administration et de la force armée. ". Ou enfin l'article 21 : " Le Premier Ministre dirige l'action du gouvernement. Il est responsable de la défense nationale. (...) Il nomme aux emplois civils et militaires. ", pour cette dernière attribution, il le fait en accord avec le Président de la République et sous réserve de lois organiques les y autorisant.
Au moins, tout est clair, à côté du vernis de la respectabilité, Marine Le Pen ne peut s'empêcher de revenir aux vieux démons de son vieux parti, né dans les méandres graisseux de l'Algérie française. Les Français d'aujourd'hui jugeront. Et jugeront sévèrement.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (27 avril 2021)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Marine Le Pen piégée par des militaires apprentis sorciers.
La Vaine Le Pen.
Jean-Marie Le Pen.
Rassemblement oxymore.
La création de Debout la Patrie.
Le débat entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen du 3 mai 2017.
Les nationautes de la Marine.
Marion Maréchal.
Patrick Buisson.
Florian Philippot.
Des sénateurs FN.
Nicolas Dupont-Aignan.
Ensemble pour sauver la République.
Choisis ton camp, camarade !
Fais-moi peur !
Peuple et populismes.
Les valeurs de la République.
Être patriote.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20210427-marine-le-pen.html
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2021/04/27/38942911.html