Un livre ardent, glaçant comme une brûlure peut l'être, une effervescence de blancheur parmi les arbres abattus où l'ours rôde, où l'aïeul disparaît, où l'enfant plonge dans l'eau luisante, linceul pailleté de flocons et de neige envolée. Où seule demeure une voix, tour à tour masculine et féminine, Endre et Abelone, s'emparant des prénoms dissipés, disséminés entre les générations mais qui, comme la pierre dans le lit du fleuve ou le coquillage sur la roche marine, s'attachent à jamais au roman d'une famille, d'une saga minuscule sans majuscule nominale aucune. Ainsi les identités humaines se mêlent et se confondent-elles aux éléments premiers d'une nature dont la présence cadre et détermine chaque geste, chaque répétition des mouvements fondant une présence et une adhésion au monde, au travail de la terre et des saisons. Car il faut prendre et reprendre l'outil : il prolonge la main et donne corps à la mémoire dont il instruit les effets sur la vie réelle, pulsion du quotidien, battement discret d'un cœur partagé à travers les âges, " et fais ce que tu dois faire // n'oublie pas que tu peux tout faire / et tout être ".
L'être lui-même se recompose dans la descendance, la conquête de l'unité natale, telle la floraison qui prélude le fruit, précède la graine, perdure et perpétue. La nature fait le lit des étreintes, mais si elle donne, elle reprend aussi, certaines de ses greffes rencontrant la mort avant la conduite à son terme attendue d'une vie. Sur ce mode duplice, vie et mort entrelacées, se noue l'acquiescement des hommes à la loi naturelle : avoir un but, au risque de disparaître alors que l'existence naît de l'union dans un devenir commun, un devenir autre et, en réciprocité, de l'alliance dans une possible dissolution cosmique. Un but jusqu'à la mort du père et la survenue de la maladie, actrice de la répétition, d'un battement du cœur qui s'éteint comme les rames frappent la surface de l'eau du fjord, signant à chacun de leurs mouvements le montant et le descendant de la Lune et des générations. Et, plus cruelle encore, jusqu'à la mort de l'enfant sans naissance, cette " chose rouge que j'ai enterrée sous le pommier d'hiver près de la grange ".
Alors le silence. Le silence, paradoxale seconde langue impossible à rompre pour s'ouvrir à la promesse d'une vie nouvelle. D'un corps qui palpite, mais soumis de l'intérieur à la violence incarnée de l'ours, figure mythique de la force vaincue métamorphosée en noirceur. L'ours est entré en l'homme. On ressent là un dépassement du naturel vers une humanité corrompue par le saccage animalier. L'emprise de la maladie dont Endre est la proie signe cette possession ursine. C'est alors l'abandon du passage de témoin que la saison conteste et qui ne s'incarne plus dans le corps et les gestes d'un être dont l'âme n'est plus habitée par la présence de l'aïeul, un être devenu l'héritier malheureux qui à son corps défendant trahit, malgré son désir, le cours vécu comme naturel des choses de la ferme, véritable creuset où se consume son histoire séculaire. Un homme entravé par le bât de la douleur tel le voyageur égaré de Descartes qui doit marcher le plus droit possible s'il ne veut errer dans la forêt au risque, ajouterai-je en parallèle, de la rencontre avec l'ours, animal sauvage prisonnier de son vaisseau de glace et de forêt, ou monstre blanc que l'on porte en soi. L'errance l'emporte sur la droiture du destin. Mais une errance prisonnière, tout intérieure.
Cependant le livre, la lecture. Celle du dictionnaire venu du monde de l'exil. L'autre langue, la langue de l'autre, qui va s'insinuer mot après mot, jour après jour et instiller un renversement des polarités qui font que le monde retient l'esprit et le corps. " Et je cesse de me taire ". Sortie du silence, la langue renaissante nomme dans un ailleurs verbal le proche qui ainsi s'éloigne et revient autre, renverse les certitudes et ouvre le champ des peurs à vaincre, désormais rendues visibles : les signifiants changent mais les signifiés gagnent en présence, en force et en abstraction, instruisent les images qui font ressentir l'espace entre la pensée et une langue qui donne nom, qui conduit au sacré, au presque sacrifice de soi. Un parler qui délivre et s'ouvre comme la pomme de pin dont les écailles s'écartent pour libérer les amandes. Et le monde ancien et le monde à venir se rapprochent. Les opposés s'assemblent et la ronde des contraires cercle l'espace et le redéfinit. Le dodo, animal disparu s'il en est, vient à point contredire la violence de l'ours. Il signe toute disparition et rend possible l'irruption d'un monde autre. L'antipode absolue : niagara, phacochère, potomac, tahiti et garibaldi !
Renommer de la sorte le monde pour continuer de vivre là, au risque heureux de sombrer sous des apparitions, brassage des mondes, ceux du lumineux et de l'obscur, du brûlant et du glacé, du conquis et de l'immobile, du choisi et du contraint, pour accéder au bonheur de s'embarquer vers le grand sud, à la rencontre de l'autre qui tend le rameau vert pour triompher du noir. Les mots appris, seconds, offrent sous leur délicate sonorité l'essentiel recomposé et le naturel consenti, les plantes et les fleurs qui illumineront le fjord et réfléchiront l'image de Vénus et de la Lune : toutes deux éclairent, tel le reflet sur la lame de la Serpe, les roses trémières au moment où la femme se meurt, Abelone, exclue du dictionnaire qui emporte Endre, l'homme, hors de sa langue native et l'absente, " jusqu'à ce que je sois rien, que je sois tout / que je sois everywhere ".
Or, à mesure que les mots de l'autre langue s'accroissent et se donnent en partage, la mort s'approche nimbée de lumière, suscite le refus de la terre noire et la volonté de reposer nu, d'enfanter une fleur de tiaré, improbable et sublime rêve sur un sol de neige. Alors reparaît Knut, le parent émigré. Revenu et sitôt reparti, lui aussi exclu d'une langue devenue propre à une femme et son homme, leur beau sabir né des livres que lui-même pourtant leur avait envoyés. Et c'est Endre, l'homme qui souffre, qui pénétrera le premier dans l'autre monde lorsqu'au loin le bateau emportant Knut se métamorphose en cygne. La neige tombe sur les paupières d'Abelone, la femme qui chante, " car tout ce qui arrive / est déjà arrivé // et tout ce qui arrive / arrivera encore ". Hors de toute vanité, elle poursuit, obstinée et lucide : " et tout vient en son temps // un temps pour naître // un temps pour mourir // un temps pour semer // un temps pour récolter " [...] " n'oublie jamais ça // et souviens-t'en toujours ".
Certes, je ne connais pas la langue norvégienne, mais je sais que la traduction d'Anne-Marie Soulier est remarquable car elle s'efface au profit de la révélation d'une pensée en vers délicats et sublimes de simplicité, nés d'une prosodie discrète et profonde. Pour avoir lu à maintes reprises des poèmes traduits, avoir souvent éprouvé l'accroc entre les langues, je n'ai jamais, en parcourant ces pages, suspecté une maladresse, repéré un effort vers une possibilité fragile, une audace décalée ou la trace d'une difficulté dans la transposition en français des émotions que contient chaque texte. Sous nos yeux ravis, voici une rare isomorphie des langues. La réussite de cette traduction tient à son refus de l'exotisme et à son consentement portant aux singularités, linguistiques ou de culture, propres à l'univers de Ruth Lillegraven, à un effacement de la distance entre les langues qui produit un effet d'évidence, une précision sans concession dans la violence et la tendresse de ce paysage humain à la fois éloigné et si profondément parallèle au nôtre : cela est rare et mérite d'être souligné.
" Alors je dis snow. Snow snow snow, je répète le mot encore et encore. Snow snow snow. ". Avec La Serpe, nous ne regarderons plus la prochaine lune montante du même œil.
Yves Boudier
Ruth Lillegraven, La serpe, traduit du norvégien par Anne-Marie Soulier, aquarelles Olga Korableva, Lanskine, 2021, collection " Régions froides ", 142 p., 16€