Libérées de cette crise, nous étions toutes et tous si heureux de vivre enfin de nouveau sans limite et même sans masque, j'avais retrouvé mes amis, serré fort dans mes bras tous ceux qui m'avaient tant manquée. Dans un moment de joie réelle, d'amitié profonde, j'avais embrassé les copines, les amis, les copains des amies, les nouveaux et nouvelles qui venaient à ce vernissage.
Une minuscule exposition de mes aquarelles, de mes sculptures en terre brute. Mais le bouche-à-oreille et surtout l'envie forte de sortir, faisait que tout le monde était venu, un grand nombre dans cette petite galerie sans prétention. Les quelques petits fours avaient disparu trop vite et chacun ne pouvait plus que boire, des jus de fruits frais et bien évidemment du champagne. Un ami restaurateur tout proche avait même mis à disposition des magnums bien frais dans des grandes vasques de glace, l'ambiance était festive, la joie d'être ensemble. La fin d'après-midi était devenue fin de soirée, début de nuit. Les visiteurs m'avaient rassurée de leurs commentaires en direct, deux galéristes voisins étaient venus donné leurs avis plus techniques, plus froids, plus commerciaux, mais sans snobisme. Ils avaient apprécié les modèles, "l'universalité des galbes" selon le plus précis. Il est vrai que je me contentais de sujets bien réels, d'une approche figurative avec des courbes masculines parfois mais majoritairement féminines. Des modèles croisées pendant des séances de poses, des vérités et des corrections, j'aimais voir des reflets sur les muscles, figer leurs dimensions multiples sur une feuille plate, j'abusais de tous les artifices pour leur donner du relief.
Avec les sculptures, j'envisageais plus encore le vrai des silhouettes, cette masse de chair humaine sublime mais avec tant de morphologies différentes. Avec une amie, nous avions parfois eu du mal à trouver ces personnes atypiques, du moins par rapport aux standards des modèles venant en général dans les ateliers. Minces, trop minces, sylphides, sans excès de formes, juste de belles silhouettes, mais loin des femmes qui passaient devant nous lorsque nous étions attablés à une terrasse. Sans vouloir capter toutes les femmes, nous espérons trouver des corps plus proches de nos images dans le miroir. Pas atypiques en fait, mais concrètes ou même communes, grandes et moins grandes, de toutes tailles, plus pulpeuses, plus rondes, du moins avec des hanches plus marquées, des tailles variables, des cuisses, du ventre, des seins, des bourrelets aussi, des courbes débordantes, mais aussi tous les contraires, des fines et des plates, des jeunes et des moins jeunes, des corps réels quelquefois fatigués par le temps, une palette plus vraie tout simplement.
Parmi les modèles, puis par relations, mais aussi aidées d'un peu de hasard, nous avions croisé des personnes souhaitant faire partie de notre aventure. Libres et nues, ou enveloppées dans leurs lingeries, mais avec leurs corps authentiques, nous avions réussi à saisir les formes des unes et des autres. Ventres pas vraiment plats, fitness oubliée au fond d'un placard, timides puis relâchées, au final toujours fières de leurs féminités, et bien souvent sereines dans leurs différences, nous avons créé malgré nous un lien avec leurs regards portés sur elles-mêmes, souvent cruels, bien trop souvent déformants dans des excès de jugements. Oui telle actrice avait le ventre ultra plat dans cette robe moulante bleu nuit, mais sans jalousie, elle devait avoir les moyens de se faire aider d'un coach sportif, d'une diététicienne et aussi d'une gaine bien remodelante. Nous avons beaucoup ri de nos regards partagés, de nos dessins donnant une version plus esthétique des corps, parfois copies conformes, mais avec ce choix du glamour en plus, de la sensualité dans le pinceau. Une quête de vérité, par le truchement de l'art, sans autre objectif que de voir apparaître des femmes, toutes leurs réalités.
Alors ce soir, éméchée par un abus de champagne et de bonheur, avec certaines modèles venues anonymement voir leurs aquarelles ou les courbes en terre, avec des amis aussi, elles étaient encore plus fières, j'étais follement heureuse.
Mon corps, mon regard dans le miroir, ce chemisier en soie avec plumetis, cette jupe sur mes fesses bien rondes, mes copines, mes vrais amies, mes amis et plus loin là-bas mon discret compagnon si fier de moi, mon support, je savourais ces instants. Cette nuit, tard, nous allions finir tous les deux, hors du temps, dans le silence du petit matin pas encore réveillé, de la ville endormie, avec une dernière bouteille, soûls de toutes ces émotions positives reçues ce soir, en visitant chaque coin de la galerie, replongeant dans chaque tableau, chaque rencontre. Je profiterai de ces moments uniques, des souvenirs qui sont figés sur le papier mais au-delà dans ma mémoire. Des femmes, des histoires, des libérations aussi, plus exactement des révélations.
Je suis bien, comme souvent il me pose la main sur les hanches, caressant le tissu de la jupe, imaginant le serre-taille en-dessous, respirant du bout de ses doigts mes courbes débordantes qu'il aime totalement. Il sourit.
Je suis bien devant cet autoportrait, avec sa main qui souligne mon corps.