Le Café Neon, qui donne son titre au livre, est un lieu perdu. Jean-Christophe Bailly précise dans son « Avant-propos » : « S'il existe toujours sur la place Omonia à Athènes, rien ne demeure de l'extraordinaire conservatoire de Grèce paysanne qu'il était ». En 1987, ce café déjà d'une autre époque donnait l'impression d'un « voyage à l'intérieur du temps », avec ses « peintures effacées », le « bruit des joueurs » de tavli, ses plafonds hauts et ses décorations. Cela qui avait perduré, une « modernité déferlante » et diverses crises financières allaient le balayer. Or, dans les textes qui constituent ce recueil (journaux de voyage de 1974-1976 et de 1987, « cartes postales » de 1988, textes de circonstances plus tardifs), l'auteur relève chaque fois ce qui demeure malgré l'« invasion » de cet ordre nouveau et continue de lui échapper. L'écriture s'attache ainsi aux survivances d'une « descendance sauvage » qui s'exprime dans les paysages et à travers ses habitants, plus qu'à la haute pensée grecque : « non pas la puissance du penser mais sa formation dans l'œil, devant le paysage, à la manière des ânes, qui ont l'air d'y penser quand ils crient ». Jean-Christophe Bailly accueille des villes et des îles grecques « tout ce qui se souvient » de ces origines, et la matière quotidienne qui ouvre l'« horizon » à une profondeur temporelle. Ces précieuses « pépite[s] d'espace-temps » peuvent être un lieu (le Café Neon ou, près d'Ermou, une « petite boutique en sous-sol, très fraîche, spécialisée dans les laitages »), un geste (« Scènes antiques : homme qui nettoie une aire circulaire à fouler le grain »), un objet (« la mince ampoule de verre a conservé l'odeur du parfum qu'elle a renfermé ») ou encore un animal (« le cri antédiluvien des ânes rend l'essence du sol méditerranéen dans une pureté étrange et lourde, où la Sybille encore pourrait parler »)... Ce sont certes des choses vues, mais ces éclats d'un voyage font à la fois entendre la singularité surprenante d'un instant et l'étendue du temps « qui les contient, illimité, immobile ».
Le titre, Café Neon et autres îles, se comprend dès lors plus précisément : ces « îles » dont le Café Neon serait exemplaire, ne désignent pas seulement une caractéristique géographique du pays, mais aussi les détails qui percent le présent et laissent entrevoir le passé long qui le hante. Comme les îles, délimitées par leur rivage et ouvertes à l'immensité de la mer, ces anecdotes sans importance ponctuent le tissu des jours et de l'oubli en ravivant les souvenirs intimes ou ceux d'un pays : « Tout le temps qui s'est écoulé ne compte pas pour rien, il n'en est peut-être que plus perceptible, mais dans la mesure même où il semble un instant annulé : par la mer, par la forme d'une odeur, par un âne ou un chemin. » Parmi l'inventaire des faits dont les journaux gardent la trace (une soirée au bar, une promenade, une rencontre, une lecture, une baignade...), quelques fois, autre chose en eux se soulève, qui ouvre une perspective sur ce pays. Le dernier texte du recueil, « Athènes par ses fenêtres », poursuit le même souci. En effet, le projet d'Ianna Andréadis, pour lequel Jean-Christophe Bailly écrit ce chapitre, est de demander aux Athéniens de photographier leur ville « à partir de leur fenêtre ». De ces multiples images se figure une ville « éclatée en mille points de vue singuliers correspondant chacun, non seulement à une localisation précise, mais aussi à une forme de vie qui s'est installée en son sein ». Autrement dit, et cela est l'écho de l'écriture insulaire et diariste, l'enjeu est moins de fixer une image que de définir un lieu par l'éparpillement, la dissémination : un archipel. Ces fenêtres et ces « autres îles » suggèrent une identité infigurable, un « collectif réel et jamais réuni ».
Le sous-titre, enfin, Chemins grecs, peut être entendu aussi de manière littérale et métaphorique. Tout au long des journaux de voyage, Jean-Christophe Bailly rend compte de ses promenades insulaires ; mais c'est aussi l'écriture qui trace des « chemins », défriche, se perd, n'aboutit pas toujours et suit d'autres pistes. Et surtout, les réflexions de l'auteur, à l'inverse d'une pensée totalisante et identitaire, tente moins de cerner ce qui est grec que ce qui ne cesse de venir ou de revenir à ce paysage, ses « vies anciennes », le « devenir oriental de la Grèce » qu'un « fragment de route de campagne » murmure, l'« allure africaine » de certaines maisons au crépuscule ou le « fragment des Pouilles qui se serait détaché pour échouer là sans raison », à Astypalea... Ce divers donc, ces points de suspension dont est fait un pays.
Antoine Bertot
Jean-Christophe Bailly, Café Neon et autres îles. Chemins grecs, Arléa, collection La rencontre, mars 2021, 134 p., 17€