Storytelling du social ? Du social et du tragique. C'est du storytelling qui vise à sensibiliser sur des sujets terribles. Je ne sais pas pour vous. Mais moi, je n'ai jamais côtoyé de près quelqu'un qui a souffert de cela. Je peux juste imaginer l'horreur. Mais je peux écrire dessus, dans les limites de mes compétences en storytelling.
Exemple : ce qu'on appelle le trafic de chair humaine, autrement dit les dangers des réseaux de prostitution et/ou de travail illégal.
Un chercheur s'est penché sur ce sujet et sur ce que le storytelling peut apporter dans un rôle préventif auprès des victimes potentielles. Il s'agit de M. Paliichuk, de l'université Borys Grinchenko de Kiev en Ukraine. Il a présenté ses travaux à l'International scientific and practical conference de Venise en février 2021. Et c'est ce compte-rendu des recherches qu'il a menées qui m'a inspiré pour cet article.
Ce qui est intéressant est que ce chercheur n'est pas issu des sciences de l'information et de la communication. C'est un spécialiste de la philologie. Philologie ? Ok, moi aussi j'ai dû faire des recherches pour savoir ce que c'est. Philologie : étude de la langue à partir de documents écrits. Bon, ça a quand même un peu à voir avec la communication du coup...
Quelles autres possibilités de communiquer sur ce sujet que le storytelling ?
- Une communication basée sur les faits :
On peut donner les chiffres des réseaux de prostitution, par exemple. Et alors ? Qu'est-ce que cela va raconter aux victimes potentielles ? Quelle sera la résonance de ce fait avec l'histoire que vivent ces personnes ?
Que peuvent-elles en faire, de cette information ? Rien.
Ou plutôt de convictions. De croyances. C'est à dire que l'on fait appel aux opinions, à ce que les gens pensent. Que pensent les victimes potentielles de ce danger qui les guettent ? Sûrement pas du bien. Et alors ? Qu'est-ce que cela change pour elles ? Pour le risque qu'elles peuvent courir. Rien. Etre convaincu, croire, ou non, ne change rien à l'affaire.
No way donc. Ni les faits ni les opinions ne peuvent être d'une quelconque aide.
La voie : le storytelling des rescapé-es
Avec des contextes très divers des histoires, liés au trafic de chair humaine. Les victimes exposées parce qu'elles sont au chômage en étant à l'étranger, parce qu'elles sont migrantes, elles se sont mariées avec des ressortissants d'un autre pays, étudiantes, dans un pays étranger pour faire du tourisme...
C'est un storytelling qui parle à la première personne, des récits de témoignage, directement par les victimes.
Ce sont donc des histoires rétrospectives, avec un certain nombre d'ingrédients :
- Une description du contexte (lieu, temporalité) avec des dimensions sociales : une quête d'éléments explicatifs, de circonstances dans lesquelles la victime est tombé entre les mains du réseau
- L'offre faite par le trafiquant à sa victime et la réponse qui lui est faite : c'est ce qu'il y a d'insidieux dans l'histoire. Il n'y a pas d'affaire de kidnapping en général dans ces situations. Et même s'il y en a, ce ne sont pas les victimes de kidnapping qui sont à sensibiliser : elles ne peuvent rien changer à ce qui leur arrive. Celles à qui l'on fait une proposition, par contre...
Les étapes de l'engrenage dans le trafic humain : un voyage dans l'illégalité, la déprivation de ses documents d'identité, la perte de ses droits, la migration, illégale aussi, dans un autre pays, la tromperie, l'usage de la force contre soi, le désespoir, le travail forcé, l'exploitation sexuelle... Avec un focus sur ce que subit la victime et sur ses sentiments. Avec des détails sensoriels, qui seront une clé de l'efficacité de ce storytelling
- Une possibilité (voire un espoir, uniquement) de fuite
- Un fin sans certitudes : pas de happy end dans ce genre d'histoire, pas d'avenir radieux ou tout tracé. On n'est pas là pour faire pleurer dans les chaumières ou pour éveiller les consciences. C'est un storytelling qui vise l'action. Il est là pour faire agir et réagir. De manière proactive qui plus est. Histoire que les victimes évitent de tomber dans le piège des trafiquants.
Dans ces histoires, une part de mystère demeure toujours. Rien n'est linéaire. On ne sait pas exactement quel a été le prix à payer pour finalement et éventuellement réussir à s'échapper. Il n'y a pas de point culminant dans ces récits : pas d'action décisive, héroïque d'un sauveur. Pas d'impression que l'issue est facile.
Ce genre d'histoires, ou d'autres, quelles qu'elles soient, c'est ce que nous faisons tous les jours chez Storytelling France.